samedi 28 décembre 2013

Un papillon dans le chaos

Depuis son indépendance en 1960, la Centrafrique a connu une succession de pouvoirs népotiques et incompétents issus de coups d’Etat accentuant à chaque fois l’instabilité politique du pays et maintenant la grande majorité population dans la misère. Dans un contexte régional de montée en puissance d’organisations non-étatiques face à des institutions affaiblies, la prise du pouvoir par François Bozizé en mars 2003 avec l’aide du Tchad marque cependant bien plus que la nouvelle expression d’une ambition rapace, c’est, après la Somalie, l’acte de décès de ce qui restait de l’Etat local et l’accélération de l’effondrement d’un pays. 

Au cœur des ténèbres

Dans les mois qui suivent le coup d’Etat de Bozize se mettent en place des organisations politico-militaires, conçues souvent pour défendre les intérêts d’une ethnie avant d’élargir le champ de ses recrutements et de ses activités ayant souvent peu de rapports avec leur nom. La principale d’entre elles est l’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR) de Michel Djotodia, proche du nouveau régime avant d’être accusé de complot. L’UFDR occupe la préfecture de Vakaga près des frontières soudanaise et tchadienne. Avec plusieurs autres mouvements alliés, l’UFDR, engage la guerre contre le pouvoir central jusqu’au début de 2007 lorsque François Bozize accepte de négocier.

Les forces françaises, qui avaient quitté le pays en 1998, sont à nouveau modestement présentes à partir de 2003 dans le cadre d’un programme d’aide à la formation des Forces armées centrafricaines (FACA). Elles interviennent ponctuellement contre les rebelles dans la région de Birao en novembre 2006 et mars 2007 pour aider le petit contingent français sur place (voir ici). Une force interafricaine sous mandat régional ou des Nations-Unies aux noms variés (MISAB, MINURCA, MINUC, MICOPAX et désormais MISCA) est également présente en permanence à Bangui depuis les troubles de 1996.

En août 2012, quatre mouvements d’opposition dont l’UFDR et la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP) du général Noureddine Adam, proche du Tchad, s’associent pour former la Seleka (« Alliance » en langue sango) et reprendre les armes face à un gouvernement qui n’a pas respecté les accords de 2007. La Seleka regroupe de 15 à 20 000 combattants dont beaucoup de jeunes désœuvrés et surtout d’étrangers, mercenaires ou simples éleveurs nomades. Aidé par le Tchad, qui a décidé d’abandonner Bozize, la Seleka contrôle rapidement la majorité du pays, en particulier le Nord, et entre taxes, péages, confiscations ou pillages, le met en coupe réglée. L’Armée de résistance du Seigneur (ALR) de Joseph Kony chassée d’Ouganda est également présente dans le Sud-Est sans intervenir directement dans les combats. La Seleka étant composée pour une grande majorité de musulmans alors que le pays est chrétien à 80 %. François Bozize agite la peur du djihadisme et favorise les milices d’auto-défense anti-balaka (« anti-machette »). Il est vrai que exactions de la Seleka contre des villages Chrétiens et la destruction d’églises donnent de la consistance à ses propos. Bozize fait appel aussi à la France, qui refuse de l’aider, puis à la République sud-africaine qui envoie un bataillon de 200 hommes.

En janvier 2013, les accords de Libreville mettent fin provisoirement aux combats. Un gouvernement d’union nationale est mis en place avec Michel Djotodia comme vice premier ministre et ministre de la défense. A la mi-mars 2013, Bozize annonce qu’il se représentera aux élections de 2015 ce qui est contraire à la constitution et suscite la colère des opposants. En mars, Noureddine Adam rompt le premier la trêve en s’emparant de Sido et de Bangassou à la frontière tchadienne. Le 24 mars, la Seleka aidée par Tchadiens s’empare de Bangui, Bozize demande une nouvelle fois l’aide de la France puis s’enfuit. Le 25 mars, 13 soldats sud-africains sont tués.

Un nouveau gouvernement, censé n'être que provisoire, est mis en place. Michel Djotodia s’autoproclame Président de la république et Noureddine Adam est nommé ministre de la sécurité publique. Une des premières mesures de ce nouveau gouvernement est de reconsidérer les contrats pétroliers au profit du Tchad.

Le pouvoir acquis et l’argent attendu ne venant pas de caisses vides, les groupes de la Seleka reprennent leur autonomie pour  «se payer sur la bête», en pillant la population. En août 2013, le ratissage du quartier de Bouira à Bangui, considéré comme le refuge de partisans du Président déchu, est l’occasion d’un nouveau massacre. La population fuit vers l’aéroport de M’Poko tenu par les forces françaises. Le cycle de la violence et de la vengeance accélère et commence à déborder sur les pays voisins. En septembre, Michel Djotodia se désolidarise de la Seleka qui est officiellement dissoute. Aux abois, il fait appel à la France tout en prenant contact en novembre avec Joseph Kony.

Le pays, le 4e plus pauvre du monde, est désormais ruiné et exsangue. L’administration et les services publics, modestement financés depuis quelques années par le Congo, principal soutien de Bozize, n’existent pratiquement plus. Les Seleka ont même brûlé les archives de l’état civil de Bangui et la plupart des habitants n’ont plus de papiers d’identité. Il est désormais impossible de déterminer la nationalité de chacun dans ce pays ouvert, ce qui rend de fait impossible toute élection à court terme.

Une opération risquée

C’est dans ce contexte que la France décide d’intervenir militairement dans le cadre d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Outre l’urgence humanitaire, il ne s’agit pas là de défendre des intérêts locaux très limités (malgré les voyages fréquents de Patrick Balkany à Bangui) mais plutôt de préserver une influence dans la région (une quarantaine de votes quasi automatiques africains aux Nations unies, la zone monétaire CFA et intérêts économique). Il s’agit surtout d’éviter que la Centrafrique ne se transforme définitivement en zone de non-droit entraînant les pays voisins dans une grave instabilité avec le risque de développement d’organisations islamistes radicales à la manière de Boko Haram dans le nord du Nigéria.

On aurait pu faire la guerre, en désignant un ennemi à combattre qui n’aurait pu être que la Seleka. L’inhibition de l’accusation de retour à la « Françafrique », l’éclatement de la Seleka et sa criminalisation, l’ambiguïté du pouvoir de Michel Djotodia, à la fois objet et cause de l’intervention, la dette envers le président tchadien Idriss Déby, principal allié de la France au Mali et de la Seleka en Centrafrique, rendaient difficile cette voie.

On fait donc le choix d’une opération de stabilisation, c’est-à-dire une mission militaire de sécurisation sans ennemi, autrement dit une mission de police. Comme cela est déjà été évoqué, le premier principe de ce type d’opérations est d’être suffisamment fort pour pouvoir s’imposer à tout le monde en même temps, de manière à éviter que les désarmés soit tout de suite les victimes des représailles de ceux qui ne le sont pas encore. Cela demande des effectifs d’autant plus importants que les violences ont été fortes (voir ici). Une ville de plus d’un million d’habitants demande ainsi la présence d’au moins 15 000 hommes pour assurer sa sécurité, soit le contrat d’objectif qui est fixé aux forces françaises par le dernier Livre blanc de la défense. L’engagement d’un tel volume, alors que d’autres opérations sont en cours et que les effectifs globaux se réduisent par mesure d’économie, était évidemment inconcevable avec notre modèle de forces. Par ailleurs, même avec les effectifs militaires suffisants la véritable sécurité ne peut s’obtenir qu’avec la mise en place d’institutions politiques stables avec des instruments régaliens efficaces, ce qui demande beaucoup de temps.

Le manque de moyens et le souci d’un faible coût politique intérieur associé à la version française de la doctrine américaine de First in, first out du début des années 2000 (et dont a pu mesurer le succès très relatif par la suite) ont conduit au choix de l’audace avec une opération limitée mais à haut risque. L’opération de stabilisation Sangaris est finalement déclenchée a minima, avec seulement 1 600 hommes. La seule arrivée de cinq compagnies d’infanterie survolées d’avions Rafale était censée impressionner les factions, stimuler l’engagement d’autres nations africaines et peut-être même européennes dans la force des Nations-Unies et permettre ainsi d’imposer un minimum de sécurité dans la capitale et les principales localités. Au bout de six mois, comme au Mali, la force française aurait pu passer en deuxième échelon voire se retirer.

Malheureusement, le temps n’est plus où 500 soldats français pouvaient changer l’histoire de l’Afrique. Les différentes organisations armées sont motivées et bien organisées. Force est de constater que le choc psychologique attendu n’a pas été au rendez-vous et que la force française est dans une situation délicate, incapable par son faible volume de s’imposer à tous. Le changement de stratégie semble inévitable entre le retrait rapide, en considérant la mission comme impossible et trop coûteuse, et le choix de la guerre contre la Seleka en passant par le renforcement de la force française (au minimum 5 000 hommes) et internationale (au moins 10 000 hommes) pour une opération de stabilisation efficace. 

mardi 24 décembre 2013

Mikhaïl Kalachnikov ou une certaine vision de l’homme et de la manière de le tuer

Tous les soldats, guerriers, rebelles, bandits du monde, vous le diront : l’AK-47 et ses nombreuses copies et dérivés (ma préférence va au R-4 sud-africain) est un chef d’œuvre. Comme les livres classiques dont on sait qu’ils ont plus de chances que les best-seller de l’année d’être encore édités dans trente ans, on sait qu’on trouvera encore longtemps des « Kalachnikov » sur les différents champs de bataille...à moins qu’apparaisse un saut conceptuel aussi puissant que celui qui a eu lieu à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

La première force de l’AK-47 est qu’elle d’abord issue de l’observation du « peuple du feu », c’est-à-dire les fantassins, avant d’être un rêve d’ingénieur. Plus précisément, elle dérive de l’esprit d’analyse pratique de la Wehrmacht qui, chose incongrue en France ou au Royaume-Uni, entreprend au milieu de la guerre d’interroger systématiquement les hommes sur la manière dont ils combattent et essaie de coller les travaux de ingénieurs sur cette réalité plutôt que l’inverse. On constate alors que plus de 90 % des combats d’infanterie se déroulent à moins de 400 m et même plutôt à moins de 200 m. A ces distances-là, il n’est pas nécessaire d’utiliser les munitions en dotation capables de frapper avec précision jusqu’à 800 m. Une munition avec moins de charge propulsive s'avère finalement aussi utile en pratique tout en permettant, et c'est là la première grande innovation, à une arme de la même robustesse de tirer en rafale.

Ce qui pouvait passer pour une rétro-évolution (une munition moins performante) était en fait le moyen de revenir en arrière sur une voie, celle du fusil qui arrivait à ses limites techniques, pour essayer un autre chemin qui a finalement permis d’aller encore plus loin. Les Allemands conçoivent alors le Sturmgewehr 44 (« fusil d’assaut ») en fait un fusil-mitrailleur léger permettant de remplacer le binôme qui prévalait jusqu’alors associant le fusil, tirant loin mais avec une faible cadence de tir, et le pistolet-mitrailleur, aux caractéristiques inverses. Ils y gagnent en puissance de feu sur la zone utile 50-250 m avec une seule arme et munition et de manière plus souple que les binômes. Les Soviétiques comprennent tout de suite la puissance du concept et conçoivent à leur tour une munition à charge réduite, la 7,62 x 39 mm, avant de mettre en compétition les constructeurs pour développer l’arme qui pourrait l’utiliser. Le génie de Mikhail Kalachnikov, « surdoué de la main », est alors, tout en prenant aussi ce qui avait de mieux dans les armes automatiques de l’époque, d’avoir conçu un StG 44 simple et fiable. Son Avtomat Kalachnikova modèle 1947 s’impose d’évidence sur ses concurrentes et est adoptée en 1953. Elle est alors, selon le processus soviétique, à la fois perfectionnée sans cesse et toujours dans le sens de la facilité de production, puis déclinée en multiples versions. L’arme est fabriquée en masse et exportée dans les armées du Pacte de Varsovie avant de se retrouver dans les mains de toutes les organisations alliées à partir des années 1960.

La simplification peut engendrer des innovations de rupture. Comme la Ford-T démocratisant la voiture, l’AK-47 a offert de la puissance de feu efficace à tous. Produite massivement, elle est à la fois disponible partout et peu coûteuse (quelques centaines de dollars). Simple d’emploi, il suffit d’une ou deux minutes pour être capable de s’en servir dans tous les contextes et sans grand risque d’enraiement ni de beaucoup d’entretien. Le succès est alors tel et la contrefaçon si abondante que se forme vite un énorme marché secondaire civil. A plus de 100 millions d’exemplaires construits, la « kalachnikov » devient ainsi une arme de destruction massive échappant à tout contrôle et se retournant même contre ses créateurs soviétiques en Afghanistan dans les années 1980.

Pendant tout ce processus quasi-viral, les armées occidentales commencent par prendre du retard. La faute en revient d’abord au pouvoir de la norme américaine qui, en 1954, impose à l’OTAN une munition, la 7,62 x 51 (ou 7,62 Nato), excellente pour les armes légères classiques mais trop puissante pour être utilisée dans un fusil d’assaut. Les Américains corrigent cette erreur dix ans plus tard en imposant une nouvelle munition, la 5,56 mm et en adoptant eux-mêmes le fusil d’assaut M-16 dans les années 1960 mais alors que le marché est alors déjà occupé par l’AK-47.

La France se distingue en adoptant une munition différente de l’OTAN (la 7,5 mm) et en restant fidèle au fusil semi-automatique 1949/56 et au pistolet-mitrailleur MAT 49 jusqu’à se trouver en décalage complet avec ses adversaires. Comme leurs ancêtres de Tuyen Qaung se plaignant en 1884 d’être moins bien équipés par leur manufactures d’Etat que leurs adversaires qui avaient acheté leur Winchester à répétition sur le marché civil, les soldats engagés en Afrique à la fois des années 1970 et surtout au Liban en 1978 découvrent qu’ils sont moins équipés par leur Etat que les gens qui leur font face. Pour compenser ce décalage, on est donc obligé d’acheter en urgence des armes suisses SIG 540 en attendant de développer à la fin des années 1970, le premier fusil d’assaut français, le FAMAS.

La fin de la Guerre froide développe encore le pouvoir égalisateur de la Kalachnikov en augmentant la diffusion de cette arme par la connexion des différents réseaux de la mondialisation sur les arsenaux quasi-ouverts de l’ex-URSS. Alors que les moyens de nombreuses armées régulières, notamment africaines, s’effritent faute de sponsor et de ressources budgétaires, les organisations rebelles retrouvent une nouvelle force avec cet afflux d’armes légères low cost associés aux nouvelles technologies de l’information. Ces nouvelles rébellions kalachnikov + smartphone défient de nombreux Etats avec plus de succès qu'avant. Finalement ce ne seront pas les missiles, les avions MIG ou les chars lourds qui auront tenus l’OTAN en échec mais les petites Kalachnikov aux mains de Pashtounes. Comme les arquebusiers de la Renaissance pouvant tuer avec un minimum d’instruction des chevaliers chèrement équipés et longuement entraînés, les nombreux paysans de l’ex tiers-Monde sont capables de s'opposer avec succès aux soldats professionnels occidentaux rares et chers (et donc de plus en plus rares).

Héritage de la guerre froide, préférence pour les grands et couteux projets technologiques sur les petits matériels des petits fantassins, des budgets considérables ont été investis pour s’assurer d’une suprématie dans les airs et sur les mers alors que rien n’a été vraiment tenté pour s’assurer d’une telle supériorité sur les hommes-kalachnikov. En août 2008, au moment même où des Rafale survolaient le ciel afghan sans rencontrer d’ennemi, au sol une centaine de tels hommes étaient capables de détruire une de nos sections d’infanterie. Vingt fois plus d’argent avaient pourtant été consacrés aux premiers plutôt qu’à l’amélioration de l’efficacité des seconds avec le programme Félin.

Mikhail Kalachnikov a ouvert une boite de Pandore et nous ne saurons pas la refermer tant que, comme à son époque, on ne s’intéressera pas vraiment à ce que font les hommes sur le front et qu’on en fera pas d’eux une priorité stratégique.

vendredi 20 décembre 2013

De l'or pour les braves

Prenez un colonel bien sous tous rapports. A l’été 2010, ce colonel déménage, d’un point de la région parisienne à un autre et hors d’un contexte de mutation. Comme ce changement ne modifie en rien sa situation administrative, il se contente de signaler le changement d’adresse à l’occasion lors du point de situation administratif qui est effectué régulièrement, c’est-à-dire à la fin de 2011.

Le 12 mars 2012, ce colonel reçoit une lettre du Centre expert des ressources humaines et de la solde qui lui fait remarquer que comme il a quitté son logement le 1er septembre 2010, il ne peut plus prétendre à toucher la Majoration de l’indemnité de charges militaires (MICM, un petit moins de 600 euros), la prime de logement censée aider les militaires à se loger en région parisienne. Le colonel a beau expliquer qu’il suffit de changer son adresse sur son dossier, rien n’y fait. Il doit absolument rembourser au plus vite ce qu’il a touché et faire une demande pour percevoir à nouveau la MICM. On lui rendra alors ce qu’il vient de rembourser. Discipliné, le colonel en question accepte d’être en demi-solde pendant deux mois et demi et effectue la démarche administrative requise (et inutile).

Au mois de juillet suivant, il reçoit, sans explication, une régulation de MICM correspondant à la moitié de ce qu’il a donné. La MICM ne réapparait pas pour autant sur son bulletin de solde. Il finit par s’en inquiéter mais entre temps, son dossier a été transmis de son organisme de soutien à la base de défense locale en cours de création. Tout est à recommencer avec ces contraintes supplémentaires que l’Institut auquel il appartient n’est pas relié à la BDD par l’indispensable logiciel Concerto et qu’il faut trouver un créneau entre les arrêts maladie de la fonctionnaire civile qui assure la transmission des documents. De son côté, le trésorier de la BDD doit prendre en compte à la fois la nouvelle structure et la multiplicité des problèmes à traiter. Il est donc débordé. Un appel à un numéro d’urgence aboutit au rappel de la réglementation du caractère dégressif de la réglementation, ce qu’il savait déjà (et l’étonne toujours) et surtout ne règle en rien son problème. Arrive rapidement le moment de la mutation qui heureusement a lieu dans le cadre de la même BDD. Entre temps se sont greffés deux autres problèmes.

Les conférences prononcés dans différentes écoles militaires donnent droit à  des « indemnités d’enseignement » alignés, a priori, sur le modèle de l’université. Le colonel en question prononce assez régulièrement des conférences qui nécessitent malgré tout un peu de travail préalable. Il travaille ainsi une semaine complète pour préparer deux journées continues de cours à l’Ecole de guerre tunisienne, où on lui explique qu’elle a accord avec l’Ecole de guerre française qui elle-même lui explique qu’elle a un accord avec l’Institut où travaille et qu’elle ne paiera jamais aucune de ses conférences. Les autres conférences prononcées à l’Ecole militaire ont eu de leurs côtés la fâcheuse tendance à disparaître lors du passage à la structure BDD. De temps en temps, il voit passer une « indemnité d’enseignement » sur son bulletin de solde avec une somme qui ne correspond à rien et sans aucune référence. Le colonel estime avoir perdu environ 1 500 euros dans l’affaire mais se dit qu’il est quand même bien payé (5 390 euros net au dernier bulletin mensuel) et qu’après tout l’enseignement fait partie de son métier.

Plus important, le même colonel a fait partie en septembre et octobre 2012 pendant cinq semaines d’un jury de concours. Cette période, relativement exigeante et qui impose un double travail, fait l’objet d’une indemnité de plusieurs milliers d’euros. Treize mois plus tard, cette indemnité n’est toujours pas payée. Le total cumulé de la dette de l'institution à son égard se situe alors dans une fourchette entre 10 000 et 15 000 euros. 

Le 20 novembre 2013, il reçoit enfin un courrier du Centre expert qui l’informe qu’en 2011, il a indument touché pendant trois mois une indemnité exceptionnelle dont il ignorait même l’existence et…un trop perçu de MICM dans la période qu’il a déjà remboursé. L’ensemble représente 3 477, 33 euros à payer au plus tôt. Il répond qu’il ne fait plus confiance au Centre expert et qu’il en marre qu’on le prenne pour un con. Il refuse donc de payer et se demande s’il ne va pas porter plainte contre les incompétents qui ont créé cette situation.

Calculez le degré de dévouement mais aussi de lassitude des militaires français. Vous avez quatre heures.

jeudi 19 décembre 2013

Dans la tête des insurgés-un livre de Hugues Esquerre

Hugues Esquerre, Dans la tête des insurgés, Editions du Rocher, Lignes de feu, 8 novembre 2013, 320p.

De Galula à Trinquier en passant par Kitson et Robert Thompson ou encore John J. McCuen, nombreux sont les auteurs à s’être penchés sur l'étude de la contre-insurrection.Hugues Esquerre, lui, a choisi de se plonger « dans la tête des insurgés », il fait le choix de se placer du côté des insurgés pour comprendre leurs motivations, leur organisation et leur identité. Tout en revisitant les auteurs « classiques » de la contre-insurrection, il fait aussi la part belle aux théoriciens de l’insurrection tels que Lénine, Mao, Che Guevara ou encore Ben Laden. Cette forme ancienne de conflit a retrouvé une actualité depuis la fin de la Guerre froide. Les Russes en Tchétchénie, tout comme les Américains en Afghanistan et en Irak la redécouvrent à leurs dépens, mettant en lumière l'urgence d'un renouvellement de la pensée en matière de contre-insurrection. Hugues Esquerre y répond à merveille dans cette analyse historique des insurrections.

L’insurrection reste difficile à définir. En France, deux termes cohabitent : l'insurrection et la rébellion. La rébellion désigne la situation dans laquelle la population est majoritairement neutre, alors que l’insurrection est une situation dans laquelle la population est assez largement opposée au pouvoir. Dès lors, il apparaît que la population est un élément central à prendre en compte en matière d’insurrection. Elle n’est pas non plus une révolution populaire pour Lénine qui considère cette dernière comme le fruit de l’action des travailleurs qui fragilisent un pouvoir en place jusqu’à créer les conditions d’une rupture. Celle-ci peut alors être un préalable à une insurrection mais celle-ci n’est en aucun cas ni spontanée ni désorganisée et nécessite un fort degré de préparation pour aboutir. L’autre différence avec la rébellion est que celle-ci est surtout un refus d’obéir pour attirer l'attention et stopper un système alors que l’insurrection tend à renverser dans la violence un système et à détruire les structures qui imposent la désobéissance.

L’étude des stratégies d’insurrection constitue la première partie de l’ouvrage. Se fondant sur les théoriciens communistes (bolcheviques, castristes, maoïstes…), l’auteur distingue trois phases à l'insurrection. La première est clandestine et défensive puis se transforme en guérilla par la multiplication des attaques. La troisième phase de l’insurrection est ensuite le passage à la guerre conventionnelle contre les forces loyalistes, censée mettre en lumière pour les insurgés la capacité à incarner un autre État. La discipline d’action est primordiale ici. Il est nécessaire de tempérer l'ardeur à combattre pour définir un plan de campagne. Cela implique la présence de chefs respectés et compétents au sein de l'insurrection. L'organisation est ainsi l'élément clé de l'insurrection.

Contrairement à l'image populaire de l'insurgé enthousiaste au combat qui compense son infériorité par sa ferme intention de vaincre, l'insurrection apparaît dans l'ouvrage comme le résultat d’un travail opiniâtre de constitution de réseaux, de structures et d'unité. L’insurgé n’apparaît plus ici comme le héros romantique se lançant sur les barricades mais comme un soldat discipliné et un gestionnaire sérieux. Hugues Esquerre distingue quatre piliers autonomes au sein de l'organisation de l'insurrection : l'organisation politico-administrative, l'appareil militaire (créer des unités, des milices puis des forces régulières pour la dernière phase de l'insurrection) ; la branche terroriste (elle est incontournable et doit être encadrée tout en restant autonome de l'appareil militaire pour ne pas le mettre en danger) ; ainsi que une ou plusieurs vitrines légales (parti politique, associations, clubs sportifs, …). La coordination de ces piliers sera déterminante pour l’insurrection et doit être commandée par un chef unique. Cette autorité unique n’est cependant pas nécessairement un seul et même individu mais peut se présenter sous la forme d’un commandement unifié. L’unité doit être à tout prix préservée, car les luttes intestines constituent un des dangers principaux auxquels doit faire face l'insurrection, l’histoire nous l’enseigne. Si l’organisation est nécessaire, elle ne doit cependant pas se faire au détriment de l'autonomie et de l’initiative de la base sans quoi l’insurrection serait menacée de mort. Aussi, si le pouvoir doit être absolu à la tête de l'insurrection, le militaire doit être subordonné au politique en ce que l’insurrection est avant tout un projet politique pour construire une société nouvelle.

L'insurgé lui-même doit être entraîné et discipliné, sa foi en la victoire doit être cultivée par l'organisation, allant jusqu’à une véritable religiosité qui s'apparente parfois en l'endoctrinement. L’usage de nombreux témoignages par l'auteur, par exemple de nombreuses lettres de Ben Laden, donnent à voir, de façon éminemment vivante, le caractère sacerdotal de l'engagement de l'insurgé.

Le recours à la violence est l'autre point central de l'ouvrage. L’audace, l’offensive et l'initiative sont les maîtres mots des insurgés. Elles lui permettront de conserver ce qu’il a de plus précieux : sa liberté d’action.

Le recours à la guérilla est ici la forme la plus répandue: l’objectif n’est pas de défaire l'ennemi dans des batailles pour l’amener à capituler mais de détruire sa volonté de combattre jusqu’à son effondrement. Une leçon ressort alors de l'analyse : la violence sans l'intelligence avantage le plus fort alors que la violence avec l'intelligence avantage le plus souple et le plus rusé. C’est la course dans ce que Clausewitz nomme « l'art de la tromperie ». Dans son activité de guérilla, l'insurgé a pour lui différents outils : le « coup de main », qui désigne les petites opérations militaires visant un objectif précis, l'embuscade et le harcèlement. C’est là qu’apparaît un concept clé de l'insurrection : la supériorité numérique relative, que Mao résume en ces termes : « d’un point de vue stratégique, le principe de guérilla est de se battre à un contre dix, mais d’un point de vue tactique, c’est de se battre à dix contre un ». L’objectif de l'insurgé sera alors de créer un surnombre local malgré un sous-nombre global. Dans cette optique, les cibles les plus faciles (objectifs non gardés, objectifs civils ou objectifs militaires isolés) seront frappées en priorité. Il faudra alors, pour l'insurgé, faire preuve de furtivité pour préserver ses forces.

Le terrorisme est l'autre manière répandue de mener l'insurrection. Si son emploi ne fait pas l'unanimité parmi les insurgés, il reste amplement utilisé. Son usage est risqué, car il peut retourner la population contre l'insurrection mais ses effets psychologiques ainsi que son faible coût le rendent non négligeable pour une insurrection.

L'action psychologique est déterminante. La propagande, le renseignement et l'action politique sont primordiaux pour l’insurrection. L'insurgé cherchera alors à rallier un maximum de soutiens. La première des propagandes est ici l'attitude des insurgés, qui se doit d'être irréprochable, exemplaire. Elle doit aussi chercher à faire peur aux ennemis, chercher à le diviser, à le décrédibiliser. La population apparaît alors comme l'enjeu central de l'insurrection. Elle est pour Mao « l'eau dans laquelle nage l’insurgé ». Pour les forces légalistes, elle est avant tout un moyen de maintenir le système existant, un outil au service de la victoire et du contrôle. En revanche, pour les insurgés, elle est plus que cela : elle est aussi un outil au triomphe mais ils présentent une relation plus étroite à la population, car ils en sont issus. Elle est aussi et surtout à la fois la cause et le but de leur action. Notons toutefois qu’il n'est pas forcément besoin d'avoir le soutien de la population pour réussir mais il faut à tout prix éviter qu’elle soutienne massivement les forces légalistes : la passivité de la population peut être suffisante aux insurgés. Pour s'assurer de la neutralité ou du soutien de la population, la persuasion et la peur sont les deux outils à la disposition des insurgés : c'est la « conquête des cœurs et des esprits » (Sir Gerald Templer, 1952). Convaincre est insuffisant, il faut aussi intimider la masse de la population pour l'empêcher de basculer dans l'autre camp.

Ces points constituent les enjeux de l'insurrection. Cette forme de conflictualité conserve une grande actualité, les conflits en Afghanistan ou en Syrie en sont témoins. Hugues Esquerre, par une analyse historique d'une grande richesse redonne ses lettres de noblesse à une théorie qui intéresse de nouveau les chefs militaires d'aujourd’hui.

Adrien Desbonnet

samedi 14 décembre 2013

L’ordre et le chaos-Les risques des opérations de stabilisation



Si les guerres conduites par la France depuis 1962 ont toutes été des succès, même relatifs et temporaires, le résultat des opérations de stabilisation (c’est-à-dire, rappelons-le, visant à sécuriser une population sans avoir un ennemi désigné et) est beaucoup plus mitigé. Le choix de l’impartialité dans un contexte violent rend de fait ces opérations plus complexes à conduire et au bout du compte, la « maitrise de la violence » s’avère souvent plus couteuse, et en premier lieu en vies humaines, que le choix de la guerre. Pour réussir, ces actions de stabilisation doivent éviter deux risques.

Le premier est celui de l’insuffisance des moyens, et même si des instruments comme les drones sont utiles ces moyens sont d’abord humains. Les forces en uniforme représentent environ 1 % de la population française. Dans un contexte où il s’agit d’imposer la sécurité dans une zone particulièrement difficile ce rapport est nécessairement supérieur. L’Implementation force de l’OTAN a commencé avec 55 000 hommes au milieu de 3,5 millions de Bosniaques (1 pour  60 civils), quatre ans plus tard, la Kosovo force a engagé avec 50 000 hommes pour 1,8 millions d’habitants (1 pour 36). Lorsqu’il s’engage dans la ville de Mossoul en mai 2003 (une ville de la taille de Bangui), alors en proie aux troubles, le général Petraeus est obligée d’engager la presque totalité de la 101e division, soit 20 000 hommes, pour contrôler 1 million d’habitants (1 pour 50). Lorsqu’il revient quatre ans plus tard à Bagdad (6 millions d’habitants avant la crise) en proie à la guerre civile, c’est dix brigades américaines, 80 000 soldats irakiens et presque autant de miliciens du Sahwa qu’il faut engager pour rétablir la situation (entre 1 pour 30 et 1 pour 50). 

Le rapport d’1 soldat ou policier pour 50 habitants semble donc être un minimum pour imposer un quadrillage complet d’un secteur en proie à la violence. On peut alors désarmer massivement tout en assurant la sécurité de ceux-là mêmes que l’on vient de désarmer. En dessous de ce seuil, on laisse des zones hors de contrôle, les rebelles au désarmement peuvent plus facilement se dérober et pour ceux qui ont pris les armes pour se défendre ils sont d’autant moins incités à s’en débarrasser qu’ils deviendraient ainsi vulnérables. Plus on attend pour intervenir, plus la violence s'accroît et plus les moyens nécessaires sont importants. Inversement, une fois le désarmement principal assuré et les esprits un peu apaisé, la force peut être réduite normalement assez vite. 


Tailler une force à minima c’est donc courir le risque de l’impuissance et de se contenter de l'interposition en attendant que les problèmes locaux se résolvent d'eux-mêmes. La force impuissante subit alors les événements et devient très vulnérable aux agressions diverses. Les pertes apparemment inutiles, les moins acceptables, s'accumulent alors. On notera qu'avec la réduction régulière des effectifs de leurs forces à terre et l'augmentation régulière de la population des pays en crise, cette capacité de stabilisation échappe de plus en plus aux forces armées occidentales. Avec le nouveau contrat d'objectif défini par le Livre blanc de 2013, l'armée de terre française toute entière (même aidée des vols à basse altitude des Rafale) ne peut plus assurer la sécurité au-delà d'une population d'environ 750 000 habitants. 

Le deuxième risque est, paradoxalement, de trop transformer la situation locale. L’attitude des forces étrangères vis-à-vis de la population, la durée de leur présence sur ce sol étranger, leur impact économique, plus largement la forme de la normalisation proposée par l’intervention peuvent provoquer la formation d’ennemis. L’apparition de la guérilla sunnite irakienne quelques mois après la chute du régime de Saddam Hussein est un parfait exemple de cette sécrétion. L’ennemi peut aussi venir de l’extérieur pour frapper la force impartiale comme le Hezbollah, bras armé au Liban de la Syrie et de l’Iran face à la force multinationale de Beyrouth. 

Toute la difficulté est de déceler puis surtout d’accepter cette évolution. La France déclare ne pas avoir d’ennemi au Liban juste avant de perdre 58 soldats dans une attaque. En Irak, en 2004, la Coalition commence par analyser les agresseurs comme des bandits ou des nostalgiques de Saddam Hussein et non comme un phénomène nouveau provoqué par sa présence. Le développement de l’armée du Mahdi est ignoré. La présence visible devient alors vulnérable, non plus seulement à des agressions sporadiques de bandits mais à des attaques délibérées de grande ampleur. Il faut alors, comme la 1ère division de cavalerie américaine en 2004, à la fois continuer à gérer la sécurité de Bagdad tout en combattant l’armée du Mahdi maîtresse du quartier Sadr-City en 2004.

Le processus type des opérations de stabilisation comprend donc une première phase d’imposition de la sécurité avec des forces suffisamment puissantes pour s’imposer à tous simultanément. Quelques jours peuvent suffire. Suit une phase beaucoup plus longue, généralement plusieurs années, de normalisation de la situation et de prise en compte de la sécurité par les forces locales. Les paramètres qui jouent sur le succès de la mission sont nombreux et pas toujours maîtrisables par la force engagée. Ce type d’opération paré de vertus humanitaires paraît toujours plus acceptable politiquement que la guerre, il est en réalité plus risqué. 

mardi 10 décembre 2013

Entretiens sur BFM TV et Arte pour parler de l'opération Sangaris

Entretien de 10 minutes sur le journal de BFM TV hier soir 9 décembre à 18h20 : ici

10 décembre Le 28 minutes sur Arte : ici


vendredi 6 décembre 2013

Les opérations militaires à l'usage des médias

Ceux qui ont lu la France et la guerre depuis 1962 
peuvent tout de suite aller au dernier paragraphe.

Imaginons que Le magazine de la santé ne soit pas présenté par des médecins et ne fasse même intervenir aucun d’entre eux sur leur plateau. Pire, imaginons que lorsque se posent de graves problèmes sanitaires en France, on ne fasse jamais appel à des médecins mais simplement à des représentants politiques, des experts « non-pratiquants » ou, au mieux, au porte-parole du Conseil de l’ordre.

C’est exactement ce qui se passe pour les questions militaires et c'est ainsi que l’on raconte souvent n’importe quoi en la matière sur les plateaux de télévision. Après cinquante années et 115 opérations militaires, on continue à demander si c’est la guerre à chaque fois que l’on tire un coup de feu, à s’étonner qu’un soldat tombe au combat ou à parler d’enlisement dès qu’une opération dure plus d’une semaine.

Il est donc pas inutile de rappeler les principales caractéristiques des opérations militaires modernes.

1. La France est en guerre depuis 1962…presque exclusivement contre des organisations non étatiques

Les forces armées françaises ont été engagées depuis 1962 dans environ 400 opérations dont 115 ont engendré des affrontements, soit une moyenne de deux par an. Ces opérations ayant toutes le même but et presque toutes le même type d’adversaire, même si celui-ci a eu des visages différents, on peut considérer que la France est de fait engagée dans une forme fragmentée de guerre mondiale pour la défense de ses intérêts et la stabilité du monde face à des organisations armées non étatiques. Près de 400 de ses soldats sont « morts pour la France » dans ses opérations et des milliers d’autres y ont été blessés.

Cette idée ne s’est pas imposée avec évidence car la guerre reste, malgré la lutte contre le Vietminh et le FLN, encore largement associée dans les esprits à la guerre interétatique avec sa déclaration et son traité de paix.

En réalité, sur 155 opérations militaires, 5 seulement relèvent d’un conflit interétatique : contre l’Irak en 1990-91, la république bosno-serbe en 1995, la Serbie en 1999, l’Etat taliban en 2001 et le régime de Kadhafi en 2011. Dans tous les autres cas nos ennemis se sont appelés Frolinat, Tigres kantagais, Polisario, Hezbollah, Amal, FPR, Taliban, HIG, AQMI, MUJAO, etc. Ce sont eux qui ont provoqué 99 % de nos pertes et tout semble indiquer que cela va continuer.

C’est le caractère politique de nos adversaires qui fait de l’affrontement une guerre, sinon il s’agit de lutte ou au moins de protection contre du banditisme. Cette distinction est essentielle pour définir le cadre juridique, psychologique et politique de l’emploi des forces. C’est avec des ennemis que l’on fait la paix, pas avec des délinquants dont la répression est sans fin.  Cette vision est brouillée par le fait que ces organisations se greffent souvent sur l’économie illégale pour trouver des ressources et que les Etats hôtes n’aiment généralement pas qualifier ces organisations de politiques, qui induit un statut équivalent, leur associant plutôt les qualificatifs de criminelles ou terroristes.

Après les embarras afghans, la qualification immédiate de guerre pour l’opération Serval au Mali témoigne d’une prise en compte de cette réalité par l’échelon politique.

On notera également que ces cinq conflits interétatiques ont eu lieu dans une phase stratégique de vingt ans où la puissance américaine a pu s’exercer avec une grande liberté. La « fatigue américaine », la réduction de ses moyens, les contraintes diplomatiques accrues en particulier au Conseil de sécurité laissent présager une fermeture de cette fenêtre. La possibilité d’un conflit interétatique dans les dix-quinze ans à venir ne peut être exclue, sa probabilité est faible et il est presque certain qu’il faudra agir de manière différente, c’est-à-dire sans bénéficier de la puissance aérienne américaine.

2. Les tentatives de substitution au duel clausewitzien ont échoué

Pour Clausewitz, la guerre c’est la confrontation de deux trinités : un Etat (ou une direction politique)-une force armée-un peuple. L’affrontement est d’abord un duel entre les deux forces armées antagonistes. L’Etat dont l’armée a perdu le duel se soumet et impose la paix à son peuple.
L’acceptation de ce duel induit une prise de risques et donc généralement des pertes humaines, très peu populaires politiquement. On a donc essayé de résoudre les nécessaires confrontations en évitant ce duel.

La première tentative a consisté se déclarer comme neutre et à se placer au milieu des organisations combattantes, comme si l’empêchement des combats signifiait la paix. Cela n’a en réalité jamais fonctionné, les adversaires se nourrissant ou instrumentalisant la force d’interposition pour continuer le combat. La liste des missions d’interpositions se confond avec celle des humiliations.

Une autre approche à consisté à profiter de la suprématie aérienne des forces occidentales (en fait américaines) pour considérer l’ennemi comme un système dont on pouvait obtenir l’effondrement par une campagne de frappes. Dans cette conception, plus les frappes sont éloignées du contact et en profondeur et plus elles sont considérées comme efficaces (les premières sont qualifiés de tactique, les secondes de stratégiques). Dans les faits, seule de la campagne contre la Serbie en 1999 peut être mis au crédit de cette vision mais en sachant que l’action diplomatique et surtout la présence d’une puissante force terrestre en Macédoine sur le point d’intervenir. Tous les autres exemples prouvent que l’emploi seul des frappes à distance (y compris avec l’artillerie, des hélicoptères d’attaque ou même des raids d’infanterie légère) s’avère impuissant à obtenir une soumission de l’autre, surtout les organisations non étatiques dès lors qu’elles ont un minimum d’implantation populaire. On n’a jamais vu personne se constituer prisonnier devant un chasseur-bombardier ou un drone.

La décision ne s’obtient finalement et toujours que par l’occupation ou la destruction des centres de gravité adverses (capitale, base, leader) et cela passe nécessairement pas des opérations au sol, rendues évidemment beaucoup plus puissantes lorsqu’elles sont appuyées par des systèmes de feux à distance dont est dépourvu l’adversaire. 

3. la principale difficulté s’est toujours située après le « duel »

La supériorité sur le champ de bataille n’amène pas forcément la paix, du moins au sens classique du terme synonyme de dépôt des armes.

Cette paix classique est plus facile à obtenir dans le cadre d’un conflit interétatique et à condition de ne pas détruire l’Etat adverse car c’est lui qui va gérer la paix en interne. Cela à été le cas de la République de Palé, de la Serbie et de Saddam Hussein en 1991 et cela a permis une normalisation de la situation. Cela n’a pas empêché la mise en place d’importantes forces de stabilisation en Bosnie et au Kosovo.

Lorsque Saddam Hussein ou les Talibans ont été chassés, il a fallu les remplacer et la situation politique locale a évolué débouchant sur une nouvelle guerre beaucoup plus difficile que la première. La destruction, non souhaitée initialement, du régime de Kadhafi a abouti également à un désordre local aux répercussions régionales.

Les choses sont encore plus difficiles à conclure avec des organisations non étatiques. Lorsque nous intervenons contre ces organisations, c’est que le plus souvent que la situation locale est déjà grave et qu’elles ont déjà constitué des forces armées. Contrairement à la période des guerres de décolonisation, la guérilla ne précède pas l’affrontement sur le champ de bataille mais tend à lui succéder.

Les batailles ont été rares contre les organisations armées (Kolowezi et Tacaud en 1978, Adrar des Ifhoghas en 2013) et nous les avons toujours gagnées, du fait de la supériorité qualitative de nos soldats, de la variété de nos moyens et parce que nous avons toujours combiné la recherche du combat rapproché et les feux.

Nous n’avons pas encore été confrontés à des adversaires « hybrides », c’est-à-dire disposant d’armements antichars et antiaériens modernes, comme le Hezbollah, mais a priori les moyens et méthodes employées jusque-là paraissent adaptées contre eux.

Ces batailles peuvent être décisives si l’adversaire n’a pas d’implantation populaire locale, comme les Tigres katangais par exemple à Kolwezi ou même dans une moindre mesure AQMI au Mali. La force n’a pas besoin de rester sur place dans ce cas.

La vraie difficulté réside lorsque l’organisation que nous affrontons bénéficie d’un soutien local qui peut la cacher, la nourrir, la renseigner et surtout lui fournir des recrues. La difficulté est bien sûr accrue si l’organisation est également aidée par l’étranger et peut s’y réfugier. Dans ce cas, le combat continue normalement sous forme de guérilla et/ou d’attaques terroristes. Cette forme de combat est beaucoup plus complexe à mener. Il peut l’être de deux manières.

On peut s’engager dans la voie de la contre-insurrection, c’est-à-dire mener une opération globale visant non seulement à combattre les forces ennemies mais aussi à s’attaquer aux causes du soutien populaire à l’organisation. Cela peut réussir, provisoirement, comme au Tchad de 1969 à 1972, mais cela demande généralement un engagement long et couteux.

On peut décider au contraire de ne pas s’engager dans cette voie de contre-insurrection, de se retirer du théâtre ou de se placer tout de suite en deuxième échelon de la force locale, qui dans tous les cas de figure doit forcément prendre à son compte la mission de sécurité. Cette approche impose parfois de revenir « gagner » des duels.

4. On peut aussi engager la force dans des opérations qui ne relèvent pas de la guerre

On l’a déjà dit, s’il n’y pas ou plus d’opposition politique, il n’y a pas de guerre. sans parler des opérations d'aide humanitaire, la force peut aussi être employée pour sécuriser une population. On parle alors de mission de stabilisation. Il n’y a pas ou plus d’ennemi et les forces locales ne sont pas capables d’assurer la sécurité de leur territoire soit qu’elles ont failli, soit qu’elles n’existent pas encore. 

Ces missions de stabilisation, qui ne doivent pas être confondues avec des missions de contre-insurrection, peuvent prolonger des missions de guerre, comme au Kosovo, ou non. L’engagement actuel en république centrafricaine relève clairement de cette dernière logique.

Ce type de mission impose une présence physique sur le territoire et donc des effectifs relativement importants au regard de la population locale. Or, les effectifs des armées professionnelles occidentales ayant tendance à diminuer aussi vite que les populations à sécuriser ont tendance à augmenter, le risque premier est celui de l’insuffisance. On compense ce phénomène par l’engagement en coalition, ce qui augmente les délais d’intervention alors que la situation impose souvent l’urgence, et une complexité organisationnelle accrue.

Ces forces de stabilisation ont pour vocation là-encore à être relevé par des forces de sécurité locales, ce qui suppose l’existence d’un Etat viable et légitime, généralement la principale difficulté de la mission. De fait, les opérations de stabilisation sont presque obligatoirement longues, ce qui ne doit pas confondu avec un enlisement.

vendredi 29 novembre 2013

Sommes-nous prêts à affronter l’ennemi les yeux dans les yeux ?-Par Marc-Antoine Brillant

« Les démocraties ne préparent la guerre qu’après l’avoir déclarée ».
            
Bien que réaliste, cette assertion de George Mandel ne fait qu’effleurer un questionnement plus vaste. Certes elle interroge la compréhension des enjeux de défense dans nos sociétés éloignées de la souffrance, que nos grands-parents ont pourtant connus. Cependant, la problématique de la différence d’appréciation du prix de la vie selon que l’on est « militaire occidental » ou combattant extrémiste n’est pas abordée. La mort d’un camarade fragilise la troupe militaire qui y est confrontée. Pour l’insurgé ou le terroriste, mourir n’est bien souvent que la suite logique de son engagement.

Sans susciter la polémique, le « vivre ensemble » ne nous a-t-il pas rendus plus vulnérables face à un ennemi qui n’a pas la même conception de la vie ? 

Le concept de la guerre « zéro mort » a longtemps donné l’illusion que les armées pouvaient gagner les batailles sans engager de troupes au sol, sans affronter l’ennemi en face à face. Toutefois, la complexité des conflits infraétatiques, avec ses combattants « irréguliers » et le souci de mieux contrôler le milieu humain, a fini par rendre inopérante une stratégie uniquement fondée sur le dogme de la puissance aérienne. A ce titre, la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Hezbollah a souligné toute la difficulté pour une armée conventionnelle moderne à affronter un ennemi hybride dilué dans la population, mais capable de mener de vraies actions de combat direct. 

Remises au cœur des engagements, les forces terrestres se sont alors retrouvées confrontées à une « nouvelle » dimension conflictuelle jusqu’alors négligée : la radicalisation de la violence. En effet, une majorité de groupes armés, criminels ou terroristes, pratique une « violence décomplexée » qui n’a de sens qu’au travers de la terreur générée par la cruauté des modes d’action. Même si une logique asymétrique perdure, ces groupes n’hésitent plus à engager un combat jusqu’au boutiste en face à face.

Pour le militaire confronté à ce type d’ennemi, le défi réside avant tout dans la prise en compte psychologique de ce phénomène. En effet, savoir que l’on risque de se faire tirer dessus est une chose. Etre certain d’affronter l’ennemi à courte distance en est une autre.

Longtemps engagées dans des « missions à but humanitaire », durant lesquelles la rencontre avec l’adversaire n’était qu’un cas fortuit, certaines armées occidentales ont redécouvert depuis peu le combat rapproché en face à face. Au-delà de la nécessaire acceptation du risque de perdre des hommes, les forces terrestres sont elles suffisamment préparées à tuer les yeux dans les yeux ?

En d’autres termes, comment s’assurer que le soldat saura combattre dans ces situations éprouvantes et accepter la violence de l’autre comme la sienne ?

En se recentrant depuis 2008 sur l’aptitude au combat rapproché et la « rusticité », les forces terrestres ont entamé la capitalisation d’une formidable expérience « guerrière ». Tout comme une entreprise qui mise sur « l’esprit » de sa marque pour attirer, fédérer et fidéliser clients et employés, l’armée de Terre a développé une culture collective propre, à la fois fixatrice d’identités et idéal à atteindre.

Comprendre l’importance du facteur humain au combat et notamment la nécessité de conserver cette fameuse culture du combat rapproché, sorte « d’esprit combattant », impose de se pencher sur des cas concrets explicites. Ainsi, l’étude comparée de l’emploi des troupes israéliennes lors de la guerre de juillet 2006 contre le Hezbollah avec celui de la force Serval face aux groupes armés djihadistes au Mali en 2013 est intéressante à plus d’un titre. Elle souligne à la fois les dangers courus par la perte d’une force de combat au sol résiliente, tout en mettant en lumière l’indispensable expérience à conserver.

La mort en face

« Je me souviens du terroriste qui m’a visé avec sa mitrailleuse. En une fraction de seconde, j’ai compris qu’il allait me tirer dessus. Puis j’ai senti les balles me transpercer le corps. Je me suis effondré sur le sol, mon fusil baissé. J’ai compris que la première balle m’avait frappé au dos, et j’ai pensé que la prochaine viserait ma tête ».

Capitaine Yoni Roth de la 1ère Brigade d’Infanterie de Tsahal
 lors de la bataille de Bint Jbeil au Liban en juillet 2006.

Symbole de l’échec israélien lors de la guerre de juillet 2006 contre le Hezbollah, la bataille de Bint Jbeil a servi à la fois de révélateur des lacunes de Tsahal, mais aussi d’électrochoc salvateur après le conflit.

Après l’attaque du 12 juillet contre une de leurs patrouilles, les forces armées israéliennes se retrouvèrent face à un dilemme. L’affront devait être lavé. Mais, le chef d’état-major de l’époque, le général Dan Halutz, pensait avant tout représailles par des frappes aériennes massives et ignorait l’option offensive terrestre. Seules de petites actions ponctuelles, sans profondeur stratégique, furent alors menées. Durant celles-ci, les Israéliens furent stupéfaits de voir les membres du Hezbollah combattre avec des procédures similaires aux leurs, utiliser les lance-grenades RPG 7 comme des armes antipersonnel et surtout chercher le combat rapproché pour infliger un maximum de pertes. Cette stupéfaction initiale n’était pas seulement liée à la méconnaissance flagrante de ce qu’était devenu le Hezbollah. Elle s’explique surtout par le tropisme du « tout-sécuritaire » qui avait envahi l’armée de Terre israélienne depuis les années 80. En effet, celle-ci était majoritairement employée dans des opérations de police en « Territoires occupés » (la fameuse culture « check point »). Privilégiant les actions de très faible envergure sans mise en œuvre de l’interarmes, elle avait perdu les réflexes combattants de la glorieuse armée du Kippour. Le fossé entre la réalité de l’ennemi et la perception de celui-ci par les forces terrestres s’était ainsi irrémédiablement creusé. Ce décalage se révéla encore plus douloureux lors de la bataille de Bint Jbeil.

Du 25 au 28 juillet 2006, plusieurs bataillons prestigieux de Tsahal tentèrent de s’emparer sans succès de cette ville clé du Sud Liban pour la poursuite de l’offensive vers le Nord du pays. Persuadé que l’aviation avait réduit à néant toute volonté de résistance, l’état-major de Tsahal avait conçu une opération simple, avec peu de soutien et presque pas d’appui. De fait, au petit matin du 25, deux compagnies d’infanterie de la brigade Golani pénétrèrent dans le centre-ville sans se méfier. Attaqués simultanément par plusieurs positions ennemies, les soldats israéliens subirent sans pouvoir riposter. En effet, sans les feux de l’artillerie ou des chars Merkava, les Golani ne purent que se réfugier tant bien que mal dans les habitations à proximité immédiate du lieu de l’embuscade. Bloqués dans celles-ci, les conscrits épuisèrent rapidement l’eau et les munitions, l’état-major n’ayant conçu qu’une action de courte durée (moins de 12 heures). Ce n’est qu’au bout de deux jours qu’ils finirent enfin par se replier et abandonner la ville après avoir perdu une soixantaine d’hommes dont dix-huit tués. Interrogés à leur retour, les « rescapés » confièrent leur stupeur d’avoir affronté des hommes extrêmement déterminés, « en uniformes impeccables avec leur plaque militaire recouverte de ruban noir pour ne pas briller dans la nuit ». Ils souligneront aussi la propension des hommes du Hezbollah à chercher l’imbrication systématique pour semer la confusion et démoraliser les troupes.

Pour les Forces de Défense Israéliennes, une des grandes leçons de cet « épisode » est directement liée à la perte de l’expérience de la guerre, et notamment d’une culture du combat rapproché. Armée de conscription, Tsahal ne dispose en effet que de très jeunes cadres. Rares sont les officiers ayant servi au Liban dans les années 80 et encore présents dans les unités en 2006. Même si le Hezbollah qu’ils avaient côtoyé à l’époque ne correspondait plus à la force paramilitaire qu’il était devenu, leur expérience du feu aurait pu être utile. De plus, sur le plan tactique, l’armée israélienne a clairement oublié les fondamentaux du combat : aucun rapport de force favorable n’a été mis en œuvre comme préalable à toute action terrestre. Pour la conquête de Bint Jbeil, les états-majors décidèrent d’envoyer des fantassins sans appuis, les Merkava ne pouvant se déplacer dans les ruelles étroites et l’artillerie fut jugée non indispensable.

Le sang versé en Afghanistan a servi au Mali

Sans faire de comparaison mal à propos, l’opération Serval au Mali apparaît aujourd’hui comme un véritable succès militaire. Il ne faut cependant pas oublier le chemin parcouru par les forces terrestres pour être au niveau d’un tel engagement. Comme d’autres nations, il aura fallu une prise de conscience douloureuse pour remettre en question nos certitudes et accepter l’idée que nous n’étions pas prêts au combat, encore moins rapproché.

Le durcissement des opérations en Afghanistan à l’été 2008 a initié une véritable réflexion quant à l’état de notre préparation opérationnelle, jugée finalement déconnectée de la réalité. L’aguerrissement, les fondamentaux du combattant ainsi que les procédures opérationnelles ont fait alors l’objet d’une remise à niveau sans précédent. De même, le processus du retour d’expérience a été rénové et davantage orienté vers les enseignements au combat, permettant ainsi d’adapter la doctrine d’emploi des forces, d’améliorer l’entraînement et surtout de créer le mécanisme de « l’adaptation réactive »[1].

Ces leviers, trempés par l’expérience du feu, ont fini par faire émerger une forme de culture combattante, orientée sur l’engagement rapproché.  Mise à l’épreuve au Mali, celle-ci a démontré que les choix effectués par l’armée de Terre durant « l’aventure afghane » avaient été pertinents, notamment parce qu’ils contribuaient à préparer la guerre en général et non pas une guerre en particulier.

Engagés au Mali sur deux fronts distincts et distants de 500 kilomètres, les soldats français ont fait face à un ennemi fanatisé, entraîné et ultraviolent.

Dans le massif de l’Adrar, les groupes de combat d’Al Qaïda au Maghreb Islamique étaient installés en défensive. Certains de ces djihadistes, porteurs de vestes explosives cachées sous leurs tuniques, allèrent jusqu’à se rendre les mains en l’air pour ensuite se faire littéralement exploser dès qu’ils furent faits prisonniers. Face à ce jusqu’au boutisme effrayant, le général commandant la brigade Serval se fixa alors un impératif : prendre l’ascendant sur l’ennemi en moins d’une semaine, avant que les limites physiques et psychologiques des unités ne soient atteintes. L’opération Panthère concentra alors les efforts dans la zone Nord du massif de l’Adrar, en direction des points clés du terrain où l’ennemi semblait s’être retranché. Lors des fouilles de certaines cavités rocheuses, les contacts s’effectuèrent souvent à courte distance (- 5m), nécessitant parfois de pénétrer dans des anfractuosités très étroites, en s’allégeant au maximum.

Dans la zone Centre à proximité de Gao, le groupement d’infanterie blindée français ainsi que plusieurs sections maliennes ont combattu les sarrya[2] du MUJAO. Le 1er mars, lors de l’opération Doro, un détachement franco-malien en reconnaissance à proximité du village d’Imenas, a engagé le combat avec un ennemi agressif et dissimulé dans la végétation. Combattant sans esprit de recul, les terroristes menèrent de véritables actions de freinage. Durant 7 heures, les djihadistes n’hésitèrent pas à monter à l’assaut des VBCI français avant d’être détruits par les tirs des canons de 25mm, à parfois moins de 20 mètres des engins. Les militaires français et maliens, débarqués de leurs véhicules, firent systématiquement face à des hommes déterminés, porteurs de ceintures explosives. Même si aucune perte amie ne fut à déplorer, les soldats français furent marqués par l’extrême détermination du MUJAO et par la vision des effets de leurs armes à très courte distance.

Une question dérangeante vient à l’esprit : le résultat sur le terrain aurait-il été le même si les unités françaises déployées dans le cadre du premier mandat de l’opération Serval n’étaient pas toutes passées par l’Afghanistan et son exigeante préparation opérationnelle ?

Mourir en martyr…et si possible pas tout seul

Face à une armée conventionnelle disposant de la supériorité technique, le combattant irrégulier n’a qu’un choix limité en matière de modes d’action pour infliger des pertes à l’ennemi et espérer, à terme, remporter la victoire. En effet, ne pouvant risquer de s’engager dans une bataille décisive, il va plutôt chercher à appliquer des tactiques de guérilla, dont l’objectif premier sera de se dissimuler pour frapper et  user progressivement la détermination des troupes conventionnelles. Le temps devient donc sa meilleure arme. « L’irrégulier » devra aussi prendre en compte ses propres faiblesses et les transformer en avantages difficilement parables. C’est notamment pour cette raison qu’il va systématiquement rechercher à engager le combat à courte, voire même très courte distance. A titre d’exemple, lors des accrochages de l’opération Doro au Mali, les combattants du MUJAO, dissimulés en zone boisée, attendaient le dernier moment pour se dévoiler et ouvrir le feu presqu’à bout portant. Ce souci de la confrontation rapprochée vise à inverser le déséquilibre entre le fort et le faible. En effet, en misant sur l’imbrication, les éléments armés cherchent avant tout à neutraliser le véritable atout au combat de leur adversaire : les appuis de la 3ème dimension.

De plus, comme l’ont démontré les combats au Sud-Liban, un ennemi qui vous traque et cherche le corps à corps peut tétaniser et donc inhiber les réactions. A la fin de la guerre de juillet 2006, les soldats de Tsahal confièrent à certains médias leur peur de repartir au Liban et d’affronter un ennemi surgi de nulle part, au plus près et souvent dans le dos.

Enfin, il ne faut pas négliger les « bénéfices » tactiques et psychologiques d’une action suicide perpétrée au cours de combats rapprochés. Ce n’est pas un hasard si nombre de membres d’AQMI et du MUJAO étaient porteurs de vestes ou de ceintures explosives, destinées en dernier recours à se suicider au contact des soldats de Serval. L’action suicide n’était pas vue comme une « mission en soi » mais plutôt comme le moyen le plus sûr de ne pas être pris vivant, tout en faisant diversion au profit d’autres « camarades » terroristes chargés de l’action principale. 

Plaidoyer pour la conservation d’une culture du combat rapproché

Même si les guerres se suivent sans se ressembler, les conflits récents dévoilent donc une constante dans la radicalisation de l’emploi de la violence armée. En conséquence, un des défis futurs pour les forces terrestres françaises sera de préparer ses soldats à combattre dans des conditions de plus en plus difficiles, face à un ennemi imprévisible et fanatisé, pour lequel la mort, la sienne comme celle de l’autre, est une victoire en soi. Toute compétence acquise est vouée à disparaître si elle n’est pas régulièrement nourrie ou au moins entretenue. Lorsque les vétérans des conflits afghan et malien auront quitté l’institution militaire, le risque de perdre cette précieuse expérience sera bien réel. Ne pourrait-on alors pas utiliser la simulation pour préparer mentalement les soldats et ainsi remplacer tout ou partie de l’expérience perdue ?

La cellule de soutien psychologique de l’armée de Terre (CISPAT) répond par la négative en expliquant, d’une part que chaque individu étant différent par nature, la réaction aux horreurs de la guerre ne peut donc pas être prévisible, et que d’autre part, seule la confrontation avec la réalité crée le traumatisme. Ainsi, entraîner les soldats à recevoir des images de violence accrue par la simulation ne prépare pas à la guerre. Pire, la simulation pourrait avoir l’effet inverse soit en déshumanisant l’adversaire avec les risques du manque de discernement, soit en fragilisant certains sujets. L’excellence au combat doit donc se cultiver.

Comment construire alors cette force mentale qui pousse les soldats à se dépasser dans la pire des situations, celle du combat rapproché ?

La plupart des récits de guerre aborde cette problématique. La lecture de certains d’entre eux, notamment les ouvrages d’Erwan Bergot, met en lumière la force du collectif doublée de l’expérience du feu, comme facteurs d’émergence d’une culture du combat rapproché. En s’affranchissant de la pudeur propre aux sociétés qui ne côtoient la guerre qu’au travers du prisme déformant de la télévision, les forces terrestres doivent donc mettre l’accent sur la construction d’un « esprit combattant » et la conservation de cette forme particulière de culture qu’est celle du combat rapproché.

Réduite à sa plus simple expression, cet « esprit combattant » pourrait se résumer en deux éléments constitutifs majeurs : l’esprit de corps et la préparation opérationnelle.

Le premier est le fil de l’émulation qui va lier et fédérer les soldats autour de valeurs communes, comme le culte de la mission, le sens du sacrifice ou bien encore le courage. C’est l’honneur de servir ou « le pour quoi je vais me battre ». On cherche à persuader, c’est-à-dire à agir sur les sentiments des soldats au travers de l’histoire des anciens et d’exemples de bravoure. Transmis au sein des régiments, cet esprit de corps garantit que « le tout » soit plus efficace que la somme des individualités aussi brillantes soient-elles. Cette cohésion doit servir de bouclier protecteur contre les adversités du combat.

Le second est l’aiguille qui tisse le fil de l’émulation en une maille solide et éprouvée. C’est la façon de se battre ou « le comment je vais affronter l’ennemi ». On cherche à convaincre, c’est-à-dire à agir sur la raison des soldats au travers de cas concrets travaillés à l’entraînement. Certes, rien ne remplace l’expérience du feu, mais une préparation opérationnelle réaliste en centre d’entraînement sera gage de crédibilité en mission. Cet entraînement doit amener les hommes à tutoyer leurs limites sans pour autant les user avant leur déploiement.

Alors que le chapitre afghan est en passe d’être clos (88 soldats tués en l’espace de 12 ans) et celui au Mali en pleine mutation (7 morts en 11 mois), les troupes françaises s’apprêtent à intervenir en République de Centrafrique. Il y a fort à parier que nos combattants seront de nouveau confrontés à la mort. Certes leur métier les prédispose à cette rencontre. Toutefois, pour l’opinion publique, « tuer ou être tué » ne doit être ni dénoncé, encore moins édulcoré. Ce que certains appellent « le grand soir » marque profondément les individus qui l’ont vécu. Mais, pour qu’une majorité vive en paix, une minorité doit faire la guerre.

Chef de bataillon Marc-Antoine BRILLANT
Analyste retour d’expérience au CDEF
Lauréat Ecole de guerre 2012

[1] Les documents de doctrine de contre insurrection, d’emploi des unités en zone montagneuse sont issus de cette remise en question. De même, le Détachement d’Aguerrissement Opérationnel (DAO) de Canjuers est né d’une démarche initiée par le RETEX. Processus d’étude et d’achat d’équipements en urgence, l’adaptation réactive a notamment permis la fourniture de matériels de protection individuelle (gilets pare-balle de nouvelle génération) et de surblindage pour les engins blindés.

2 Une Saryya est un terme sahélien décrivant une compagnie, soit un peu plus d’une centaine d’hommes.