samedi 16 mars 2013

Mourir pour Sarajevo ?-Un livre de Maya Kandel

Prologue

J’étais un casque bleu, parcelle de « geste fort diplomatique », expression que je ne percevais pas encore comme un oxymore. J’ai pénétré dans Sarajevo assiégée, le 7 juillet 1993.

Le cubisme des médias français qui nous présentait la situation avec ses grands carrés de bons, de brutes et d’impuissants fit presque tout de suite place à l’expressionisme d’un réel sinistre et tordu. Les pavillons de Rajlovac défoncés par les coups d’un marteau géant, les kilomètres déserts de « Sniper Avenue », les graffitis « Welcome to Sarajevo » ou « Apocalypse Now » (devenu Apocalypse Snow, l’hiver venu) sur les murs de béton gris, les habitants furtifs comme des souris d’un laboratoire géant, tout cela relevait plus du cauchemar que du monde réel.

L’expressionisme s’est vite teinté de surréalisme. Notre mission était alors de protéger la ville contre les Bosno-Serbes tout en respectant une stricte neutralité, à partir d’une patinoire, sans armes lourdes, en véhicules blancs et casques bleus, et en n’ouvrant le feu qu’en situation de légitime défense. Pas un d’entre nous qui ne trouvait déjà cela absurde mais ce n’était pas tout. Dès notre premier blessé, une heure après notre arrivée, nous comprimes que non seulement la ville était assiégée mais qu’elle vivait aussi sous la coupe de petits seigneurs de guerre urbains et que nous aurions à nous battre et à nous débattre pour donner un sens à cette mission.

Le soldat voit bien les choses mais il en voit peu. Je restais pendant des années dans l’incompréhension de ce délai à peine croyable de trois années entre la découverte de l’inacceptable et sa fin, par finalement à peine plus qu’une démonstration de force de la part des Occidentaux. Je remercie Maya Kandel de m’avoir donné la clef de ce mystère : militairement rien de grand n’ose plus se faire sans les Américains mais ceux-ci sont dépendants d’un processus de décision complexe et donc parfois lent.

Le premier mérite de cette remarquable étude, une des très rares sur cette question, est de nous faire comprendre cela. Le processus de décision américain est très différent du notre. Là où le Président de la République a un pouvoir quasi-discrétionnaire de l’emploi de la force armée, le Président des Etats-Unis ne fait pas la guerre sans une décision du Congrès et particulièrement du Sénat. Cette décision elle-même est le fruit d’un long travail de persuasion jusqu’à atteindre cet effet de seuil à partir duquel tout s’accélère.

J’évoquais le cubisme grossier des médias pour décrire ce qui pouvait se passer en Bosnie, Maya Kandel, fait, elle, de la peinture flamande décrivant avec couleur et précision pour l’enchaînement inexorable de la décomposition politique et morale yougoslave accompagné de la création parallèle d’une population de lobbyistes à Washington. Les agents d’influence divers, hommes d’affaire, journalistes, conseillers, se concentrent autour du Sénat des Etats-Unis comme les Bosno-Serbes assiègent Sarajevo, car tout le monde a compris qu’il s’agissait là finalement des deux centres de gravité clausewitzien du conflit en ex-Yougoslavie, une course de vitesse s’engageant entre les deux sièges.

Cette course va durer trois ans au rythme de la progression lente de l’idée de l’intervention armée portée par quelques hommes et femmes convaincus et des hésitations du jeune président Clinton. Il faudra encore six actes, décrits en autant de chapitres, pour surmonter la réticence à s’engager militairement en Europe pour la première fois depuis la Seconde guerre mondiale et effacer le fiasco somalien.

On voit là toute la difficulté opératoire de ce processus complexe de décision de l’emploi de la force armée, avec les tentations qui en découlent pour l’exécutif comme l’action clandestine (visible très tôt sur place en Bosnie), le contournement par l’emploi des sociétés militaires privées, qui débute véritablement avec l’emploi de la société Military Professional Resources Inc. en Croatie, ou au contraire la sur-mobilisation des esprits y compris par la manipulation des informations afin d’obtenir le consentement du Congrès (l’exécutif devient alors le premier lobbyiste).

On en voit aussi toute la force. Le processus est peut-être lent mais il implique les représentants de la nation et par là-même et souvent même avant eux, la nation elle-même. Une fois votée et lancée, l’action militaire est elle-même forcément soutenue. Portée par la puissance des moyens mais aussi par un grand volontarisme, elle devient alors presque inexorable.

Dans tout ce mouvement et ces jeux d’influence, Maya Kandel n’oublie pas d’évoquer le rôle essentiel de quelques personnalités, comme Bob Dole ou Joe Biden, qui se sont battus pendant des années jusqu’à l’intervention finale. Ils ont fait honneur à la démocratie américaine, qui s’en est trouvée grandie.  

Issu d’un travail de thèse récompensé en 2010 par le prix scientifique de l’Institut des hautes-études de défense nationale, Mourir pour Sarajevo ? est un document unique à la fois sur cette période sombre de l’histoire de l’Europe mais aussi sur les institutions américaines et leur fonctionnement. Dans un contexte de doute pour les nations de l’Europe et où les Etats-Unis sont encore persuadés, non sans raison, que le reste de l’univers a encore besoin d’eux, cette lecture est doublement indispensable à ceux que le monde intéresse.

Maya Kandel, Mourir pour Sarajevo ? Les Etats-Unis et l'éclatement de la Yougoslavie. CNRS Editions, 2013.

6 commentaires:

  1. Une thèse éclaire un parcours d'un nouveau jour
    Boku mo, domo haiku.

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  2. Grenadier de la Garde17 mars 2013 à 17:46

    Encore une fois, vous nous permettez de sortir des sentiers battus et rebattus...Sur le strict plan militaire, vous parlez bien "d'à peine plus une démonstration de force de la part des occidentaux". Effectivement, il aura suffi de quelques canons de 155, de quelques mortiers, d'un peu d'appui aérien (moins performant à l'époque), de quelques compagnies de la FRR pour faire cesser cette affaire. Et pourtant, à l'époque, déja les pseudos-experts nous expliquaient que les yougoslaves étaient imbattables...qu'ils avaient tenus en échec les Panzers pendant la 2ème Guerre mondaile, etc, etc...
    De ce point de vue, les choses se mettaient en place. L'incapacité à agir au nom "d'opérations forcément dans un cadre multinational", "dans le respect des décisions du conseil de sécurité...", etc, etc...
    Cette pusillanimité qui se couvre de prétextes, qui s'abrite sous l'explication juridique, etc...Elle a laissé croire à des sous-mafieux qu'ils pouvaient défier les armées françaises et anglaises, arréter un convoi, le fouiller, etc, etc...Elle a sans doute donner des idées à un paquet d'illuminés par la suite qui se sont dits qu'ils pouvaient encore faire mieux puisque nous n'osions pas nous servir de notre puissance...
    Si au moins, cela avait servi de leçon...
    Mais c'est reparti au Liban et ailleurs. Au final comme le dit Tuco dans "le bon, la brute et le truand", "quand on est venu pour flinguer, on raconte pas sa vie"...

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  3. Grenadier de la Garde rappelle fort opportunément la pusillanimité de nos dirigeants de l'époque face à des "sous-mafieux". Là est bien le problème qui permet de nos jours de voir quelques illuminés islamistes tenir la dragée haute à nos démocraties empêtrées dans le "bon droit".
    Le Général COT ( qui a bien connu la Bosnie ...) dans son petit opuscule si dense "La paix du monde" parle lui de "barbares totalitaires"(p.42), de "surdoués du mal", de "fauteurs de misère" (p.86)et convoque ici avec Alexandre Adler: Hitler, Mao, Pol Pot, Milosevic. Il constate avec bonheur "qu'il est plus facile aujourd'hui, si on le veut vraiment, de neutraliser des barbares totalitaires que d'empêcher la rencontre et le fracas de civilisations ...". Les présidents américains (et israéliens)en ont tiré un mode d'action aussi efficace que dissuasif: l'élimination ciblée de ces "fauteurs de trouble" par des drones armés. Plus besoin de convaincre le Congrès, mais on évite d'envoyer les "boys" se faire tuer ou perdre bras et jambes devant des bandes de soudards qui ne cherchent que le pouvoir pour eux-mêmes. Suivez mon regard vers l'Afrique et le Moyen-Orient.

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  4. Grenadier de la Garde19 mars 2013 à 21:36

    Si on descend d'un ou plusieurs clics (du stratégique à l'opératif et au tactique) dans l'explication a posteriori, on peut aussi se souvenir de ce que fut ce déploiement de casques bleus pour l'armée française.
    Des régiments composés d'appelés du contingent et de cadres généralement inexpérimentés en opération, qui étaient interdits (ou presque) de missions extérieures, même dans les DOM TOM (z'avez pas l'expérience...)...qui s'étaient vus interdire la guerre du Golfe, etc...se voyaient projetés au milieu de cette guerre de clans (qui se souvient des bosniaques du milicien Fikret Abdic en lutte contre d'autres bosniaques gouvernementaux à Bihac...?) avec peu de moyens et des régles d'engagement ubuesques.
    Les technocrates, les juristes, les adminitratifs commençaient à supplanter les chefs de guerre...Finalement, ces unités ne s'en sont pas si mal sorties, et ont même parfois renvoyé ces sous-mafieux dans leurs buts. Quelque part, cela a permis à la professionalisation (qui viendrait plus tard) de commencer avec des cadres décomplexés de ce point de vue, ayant connus le feu (par la riposte) ou du moins des situations de crise impliquant un commandement en opérations, loin des habitudes et réglementations tatillones du temps de paix. C'est donc que la formation n'était pas si mauvaise que cela, et surtout que l'esprit combattif n'avait pas disparu, entretenu par les traditions, l'aguerissement, la réflexion tactique et l'étude de l'histoire militaire. On a pu parler d'inhibition au tir, mais aussi on a vu des unités d'appelés ayant une discipline de tir et une précision de risposte tout à fait honorable. Plusieurs miliciens ont en d'ailleurs fait les frais et ne demandaient pas leur reste. Lorsqu'un bataillon était ferme, ca baissait pavillon en face...
    On pourrait reparler de ce chef de corps d'un régiment dit prestigieux absourdi (et même vexé...) quand le chef de section qui avait franchi le blocus de plusieurs check points pour Sarajevo lui donna le numéro de son régiment de pousse cailloux...
    In fine, quand on y repense, on se dit que le soldat s'habitue à tout, pourvu qu'il soit bien commandé et motivé.
    Tandis que certains pseudo-experts déliraient sur l'armée de casques bleus permanents, sur les invicibles yougos qui avaient tenus tête aux panzers, sur la nécéssité de négocier, sur l'apprentissage des 120 ROE par chaque GV en anglais et en serbo-croate (j'exagère à peine) etc, le soldat de base s'adaptait. Puis allaient venir d'autres engagements, en particulier au Kosovo avec le "crowd control"...Mais c'est déja une autre histoire...

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    1. Bonjour
      Merci pour le compte-rendu du livre.
      Que dit-il à propos justement des agences de com aux Etats-unis qui auraient été payés pour qu'il y ait une assimilation entre Serbes et Nazis?

      Et au passage que pensez-vous de l'intervention qui a eu lieu au Kosovo? Pensez vous que le ''crowd control'' (je viens de regarder la traduction sur internet) a fonctionné ?Certains étaient plus compétents ou motivés que d'autres (heureusement qu'il y avait des militaires taliens à decani sinon ça finissait comme à Prizren).

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  5. je me demande si ce livre est contrôlé par l'armée car le mien qui traite de la réalité de terrain ne l'est pas

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