mardi 30 avril 2013

LTCM


Tout commence en 1994 lorsque John Meriwether, un des plus prestigieux traders de New York, fonde Long-Term Capital Management (LTCM) avec l’ambition d’aborder la spéculation boursière de manière scientifique. Pour y parvenir, Meriwether s’entoure des meilleurs « mentats » de la finance et de l’université, dont David Mullins, vice-président de la réserve fédérale américaine, et surtout Myron Scholes et Robert Merton, alors professeurs à Stanford.

Cette concentration unique de talents construit rapidement un modèle opérationnel puissant reposant sur de nombreuses statistiques historiques et quelques principes simples :

  1. Evoluer sur des secteurs étroits engageant relativement peu d’acteurs, comme les marchés hypothécaires européens. Le faible nombre de participants réduit la volatilité et accroît donc la prédictibilité.    
  2. A l’intérieur de ces secteurs, lister des actifs en couple, c’est-à-dire des valeurs liées de telle façon qu’elles évoluent en tandem à la hausse ou à la baisse.
  3. Repérer les décalages dans ces couples et anticiper les mouvements qui permettront le retour à l’équilibre. Acheter ou vendre en fonction de ces anticipations.
  4. Compenser la faiblesse du gain de chacune de ces micro-opérations par des ordres massifs possibles grâce à un énorme effet de levier. Si, par exemple, LTCM achète 100 000 obligations danoises à 1 000 dollars pour les revendre quelques jours plus tard, il ne présente en réalité que 5 millions de dollars, le reste (95 millions) est garanti par les banques jusqu’au dénouement de l’opération (l’achat et la vente des 100 000 actions s’effectuent en même temps et on ne considère que le bénéfice ou la perte).  
L’effet de levier amplifie les gains ou les pertes. Si le prix des 100 000 actions augmente de 10 % entre l’achat et la vente, le bénéfice est de 10 millions pour une mise de 5, soit 200 % de gain. En cas d’erreur en revanche les pertes peuvent être considérables et même fatales. Le modèle LTCM est cependant ainsi fait que si les conséquences d’un échec peuvent être effectivement énormes, sa probabilité d’occurrence est considérée comme faible du fait même de sa rigueur scientifique et de l’autorité de ceux qui l’ont conçu.

Les premiers résultats sont extraordinaires. Après déductions des commissions (considérables) versées à LTCM, les performances du fonds sont de + 20 % en 1994, +42,8 % en 1995, +40,8% en 1996 et +17,1% en 1997. La même année, Myron Scholes et Robert Merton obtiennent le prix Nobel d’économie. Tout réussit donc à LTCM et les investisseurs arrivent en masse.

En réalité, le modèle présente de grandes fragilités. La première est qu’il s’agit d’un modèle inductif prédisant que les tendances du passé se reproduiront immanquablement dans le futur, à la manière de la dinde inductive décrite par Bertrand Russell et qui est persuadée, à partir de ses observations, que l’homme est fait pour nourrir les dindes…jusqu’à ce que survienne Noël. LTCM est extrêmement vulnérable à la surprise stratégique.

Plus subtilement, si la rareté des acteurs sur les marchés spécialisés choisis réduit l’incertitude, elle rend aussi l’action de LTCM plus visible. Le succès venant, beaucoup d’investisseurs en viennent à imiter le comportement de LTCM, ce qui est en contradiction même avec le principe du marché boursier puisque pour pouvoir vendre ou acheter, il faut que quelqu’un en face estime utile ou rentable de faire le contraire. Lorsqu’un grand nombre d’acteurs finit par imiter LTCM, le modèle est perturbé.

Le maintien de la confiance, sinon de l'insouciance, des particuliers comme des banques et la nécessité d’investir plus pour conserver les mêmes rendements incite à augmenter encore les effets de levier jusqu’à des niveaux inédits. Au début de 1998, les positions cumulées de LTCM finissent par représenter le PIB de la France. Les conséquences possibles d’un échec s’accroissent considérablement ainsi que sa probabilité d’occurrence mais de manière moins visible. L’espérance mathématique (que l’on peut rebaptiser espérance stratégique) du modèle s’effondre donc sans que cela empêche la poignée de génies de LTCM de continuer sur la même voie, allègrement suivie par le système bancaire.

C’est alors qu’en août 1998 survient le « cygne noir » sous la forme de la défaillance de la Russie incapable d’honorer le paiement de ses dettes et contrainte de dévaluer sa monnaie. LTCM est alors en train de vendre massivement à découvert des emprunts en attendant d’acheter moins cher plus tard (oui, c’est possible sur les marchés financiers). Les investisseurs qui se détournent des valeurs russes se ruent alors sur ces valeurs sûres et bon marché. Contrairement à la prédiction de LTCM,  les cours augmentent brutalement et la théorie des couples  ne tient plus. LTCM perd 1,7 milliard en août et encore 1 milliard sur les trois premières semaines de septembre. Le 18 Septembre 1998, la rumeur de la faillite du fonds le plus prestigieux de Wall Street circule dans le monde financier. Pour éviter la catastrophe, la réserve fédérale fait appel aux banques américaines et parfois européennes qui injectent 3,6 milliards de dollars pour recapitaliser LTCM jusqu’à ce qu’elle puisse dénouer ses positions. Si le krach est évité, l’ensemble de l’industrie financière perd par onde du choc plus de 110 milliards. 

La crise passée, Robert Merton déclare que son système était bon et que c'est le monde qui ne s’est pas comporté comme il l’avait fait par le passé.  

dimanche 28 avril 2013

De la capacité à créer des structures de commandement inefficaces-L'exemple de 1940


En septembre 1939, lorsque commence la guerre, le général britannique Ironside (alors chef de l’Imperial general staff) est obligé de dessiner un schéma sur ses carnets afin de comprendre l’organisation du haut commandement français. Au sommet, se trouve le général Gamelin commandant en chef des forces franco-britanniques et dont on sait que sa docilité politique a été le critère premier de nomination. En dessous, on trouve les trois armées dirigées par le général Vuillemin pour l’armée de l’air, l’amiral Darlan pour la marine et Gamelin encore pour les forces terrestres. L’amiral Darlan se refuse cependant à toute subordination et, perpétuant la vieille séparation entre Guerre et Marine, Daladier, président du conseil et ministre de la guerre, lui donne des ordres directement. A la tête de la jeune armée de l’air, très contestée avant-guerre, le général Vuillemin, s’efforce également d’avoir le maximum d’autonomie. Quant aux décisions concernant le corps expéditionnaire britannique, elles sont prises au sein d’un Conseil suprême interallié.

Mais même au sein des forces terrestres, dont il est théoriquement le chef, Gamelin voit son autorité contestée. Gamelin ne dispose que du Grand quartier général (GQG) des forces terrestres qui supervise les différents théâtres d’opérations depuis août 1939 : Levant (général Weygand), Sud-Est (général Billotte), Afrique du nord (général Noguès) et surtout Nord-Est (général Georges). Cet état-major commun est un monstre de 1 770 personnes dont près de 500 officiers (6500 en comptant tous les services rattachés comme les inspections d’armes).

Pour tenter de peser vraiment sur les événements, Gamelin impose en janvier 1940 une scission de ce GQG pour créer son propre état-major. Celui-ci s’installe à Vincennes, tandis que celui de Georges reste à la Ferté-sous-Jouarre, entre Meaux et Château-Thierry. Dans la réorganisation, les 1er, 2e et 3e bureaux du front Nord-Est sont coupés en deux, tandis que le 4e est affecté au complet à Vincennes mais tout en continuant à prendre ses ordres du commandant en chef du front du Nord-Est. Les communications sont assurées par téléphone, avec une interruption chaque midi le temps pour l’unique standardiste d’aller prendre son déjeuner, et par une moto-estafette par jour. A lourdeur et le cloisonnement bureaucratique sont tels qu’il peut s’écouler une semaine entre l’émission d’un document émis par Gamelin et sa réception par Georges.

Gamelin s’efforce ensuite de devenir le véritable conseiller du gouvernement pour la conduite de la guerre et de donner la direction stratégique de celle-ci mais avec le remplacement de Daladier par Reynaud le projet est retardé et Gamelin perd son principal soutien politique. L’offensive allemande le sauve provisoirement d’un remplacement imminent et il n’a alors de cesse de montrer que c’est bien lui qui conduit la guerre au niveau supérieur mais, selon sa formule, « sans interférer dans la conduite des opérations ». Il impose la manœuvre Dyle-Breda contre l’avis de tous ses subordonnés. On connaît la suite.

A partir de la percée allemande dans les Ardennes, le haut commandement s’avère incapable de fournir un point de situation cohérent de la bataille qui tend alors à se fragmenter au gré des initiatives des uns et des autres. Lord Gort ordonne le repli du corps expéditionnaire britannique le 24 mai, tandis que le général Billotte chargé de coordonner les armées alliées en Belgique donne l’ordre de tenir sur place. Quelques jours auparavant, le 17 mai, Gamelin a été remplacé par Weygand, en partie pour son accord total avec Georges, mais le temps de venir du Levant et de se mettre au courant de la situation, plusieurs jours cruciaux se passent. Il faut le voyage en avion à Ypres, le 21 mai, pour qu’il apprenne que les Allemands ont atteint la mer. Désormais, il est trop tard et le haut commandement est tellement décrédibilisé que ses ordres ne sont plus appliqués que partiellement.

Quels que soient les responsabilités des hommes, ce désastre est aussi l’échec d’une organisation bloquée par les rivalités internes et les peurs politiques, aboutissant à un système où plus personne n’assumait seul ses responsabilités.


Fiche au chef d'état-major des armées, 21/02/2008

vendredi 26 avril 2013

Les chevaux du lac Ladoga


Modifié le 26 avril, 12h53

Lorsqu’il rédigea son Histoire des animaux, Aristote (ou un de ses copieurs) écrivit que la mouche commune n’avait que quatre pattes. Cette erreur fut retranscrite sur tous les ouvrages scientifiques et professée par tous les doctes pendant mille ans avant qu’un étudiant de la Sorbonne fasse remarquer qu’il suffisait de regarder pour constater que cela n’était pas exact. Il est vrai que cette erreur n’avait guère d’impact sur la vie courante.

Plus près de nous et plus grave, en janvier 2010, les économistes de renommée internationale Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff publièrent une étude statistique dont la conclusion majeure était que, depuis 1945, au-delà de 90 % du PIB d’endettement public, les économies plongeaient dans une récession d’en moyenne 1 % du PIB. Cette étude eut un grand retentissement et fut reprise comme justification de beaucoup de politiques de rigueur budgétaire en cours actuellement. Parmi beaucoup d’autres, Olli Rehn, vice-président de la commission européenne, y faisait encore référence à une lettre adressée le 13 février dernier aux ministres des finances de l’Union européenne. Puis vint un étudiant de l’Université Amherst du Massachusetts qui eu la simple curiosité de regarder le tableau Excel utilisé par les deux économistes. Il s’aperçut alors que plusieurs lignes avaient simplement été oubliées. Des économistes de l’Université entreprirent alors de refaire les calculs et déterminèrent d’abord que les endettements publics entre 90 % et 120 % du PIB ne s’accompagnaient pas d’une récession mais…plutôt d’une croissance moyenne de 2,2 %, sans que l'on puisse d'ailleurs établir plus clairement le lien de causalité entre les deux phénomènes.

Dans Kaputt, Curzio Malaparte décrit une scène surréaliste où des centaines de chevaux pris de panique par un incendie de forêts et cherchant à fuir à travers le lac Ladoga se retrouvent piégés par une cristallisation à la suite d’un vent glacé. Il arrive que les « sachants » et les puissants se retrouvent comme ces statues gelées en n’osant pas, ne voulant pas ou souvent n’envisageant même pas de contredire une vérité établie. C’est alors que les impertinents sont nécessaires pour nous garder des gardiens de la doctrine. La liberté de réfuter est la condition première de l’évolution de la pensée. 

vendredi 19 avril 2013

Guantanamo : Obama a tenu parole, mais le Congrès en a décidé autrement-par Maya Kandel


Barack Obama n’a pas décidé de ne pas fermer Guantanamo : c’est le Congrès qui l’en a empêché, par plusieurs lois successives votées à une majorité écrasante, et sous forme d’amendements à des lois indispensables au fonctionnement de l’Etat – en l’occurrence les lois de budget, et plus précisément celles du Pentagone (rappelons que l’Amérique est un pays en guerre et que rien ne peut sortir du Trésor américain qui n’ait été approuvé par une loi du Congrès).

Ce pouvoir des parlementaires peut surprendre un public français, tant notre régime diffère du système politique américain organisé selon le principe des « checks and balances » ou pouvoirs et contre-pouvoirs. Aux Etats-Unis, le Président ne peut agir contre une décision du Congrès ; surtout, il ne peut imposer sa volonté au Congrès, même quand celui-ci est du même bord politique. On l’a vu encore récemment avec l’échec au Sénat, pourtant à majorité démocrate, de la loi sur le contrôle des armes à feu, dans une version très édulcorée et alors qu’Obama s’était investi personnellement et avait mis son poids politique dans la balance.

Pourquoi et comment les parlementaires américains ont-ils empêché la fermeture de Guantanamo, alors que l’une des premières mesures du président Obama, deux jours après son investiture en janvier 2009, avait été la promulgation d’un décret ordonnant la fermeture du centre de détention « aussi rapidement que possible et au plus tard dans un an » (Executive Order, Jan. 22) ? L’opposition du Congrès semble d’autant plus surprenante qu’il y avait en 2008 aux Etats-Unis un consensus favorable à la fermeture de Guantanamo, au sein de la classe politique comme de l’opinion : le président Bush lui-même y était favorable à la fin de son mandat, et le sénateur John McCain, candidat républicain contre Obama en 2008, s’était prononcé pour pendant la campagne présidentielle ; enfin, l’opinion américaine, quoique relativement indifférente, n’était pas contre (seuls 35% des Américains s’y déclaraient opposés en 2008).

Or en mai 2009, à la surprise de l’administration Obama, la Chambre, puis le Sénat, pourtant tous deux à forte majorité démocrate, votent au sein d’une loi budgétaire un amendement interdisant le financement destiné à fermer Guantanamo. Au Sénat notamment, l’amendement est voté par 90 voix contre 6 : la majorité des Démocrates ont voté pour l’amendement, contre leur Président. Que s’est-il passé ?

L’explication est avant tout politique. Dès la victoire d’Obama, les Républicains se sont lancés dans une contre-attaque tout azimut, contre tous les projets du nouveau président (du plan de relance économique à la réforme de santé), et même plus largement contre la personne du président (avec des attaques verbales de plus en plus violentes, et bientôt la naissance du mouvement Tea Party). Sur Guantanamo, les Républicains se mobilisent très rapidement, menés par l’ancien vice-président de Bush, Dick Cheney : discours démagogiques, politique de la peur, les Républicains sont prêts à toutes les instrumentalisations sur une question qui leur permet de mobiliser l’opinion tout en divisant le camp opposé. L’argument typique consiste ainsi à accuser Obama et les Démocrates d’être davantage préoccupés par les droits des terroristes que par la sécurité des Américains. Or l’accusation porte contre un parti démocrate traditionnellement considéré comme faible sur les questions de sécurité nationale – nous sommes encore avant les révélations sur l’intensification des frappes de drones, et surtout avant le raid audacieux et réussi contre Ossama Ben Laden (mai 2011).

Le nom de la loi interdisant la fermeture de Guantanamo illustre parfaitement les tactiques républicaines : « Keep Terrorists out of America Act », soit loi « pour maintenir les terroristes hors des Etats-Unis ». Or en mai 2009, après plusieurs mois d’attaques républicaines, l’opinion a évolué et 65% des Américains s’opposent désormais à la fermeture de la prison. Les parlementaires démocrates, tétanisés, inquiets pour leur réélection, lâchent Obama et votent avec les Républicains contre la fermeture de Guantanamo. En décembre 2010, le Congrès ira plus loin encore par une série d’amendements à la loi de budget 2011 du Pentagone. Les nouvelles dispositions interdisent tout transfert de prisonniers de Guantanamo sur le sol américain et durcissent également les conditions de transfert à des pays étrangers, sans même parler de la libération des détenus. Obama, qui vient de subir une défaite sévère aux élections parlementaires de novembre 2010 et ne veut pas davantage s’aliéner l’opinion, renonce à la possibilité du veto (difficile sur une loi de budget militaire) et signe la loi.

Si cette décision sonne comme un important renoncement, elle sera pourtant validée par le peuple américain : pendant la campagne présidentielle de 2012, 70% des Américains disent approuver la « décision » d’Obama de maintenir la prison de Guantanamo, y compris une majorité de la base la plus à gauche du parti démocrate. De même que 83% des Américains approuvent les frappes de drones armés qu’Obama a intensifiées dans des proportions sans commune mesure avec son prédécesseur. Guantanamo et les drones armés : les deux aspects les plus controversés, du moins pour le reste du monde, de la politique antiterroriste d’Obama recueillent donc le plus d’opinions favorables au sein de la population américaine, pourtant divisée sur à peu près tout le reste. Ils ont d’ailleurs été un atout non négligeable pour la réélection du président démocrate.

Aujourd’hui, la fermeture de Guantanamo demeure pour Barack Obama un objectif à long terme – comme celui d’un monde sans armes nucléaires.


Pour une discussion plus appronfondie des enjeux juridiques et politiques de la fermeture de Guantanamo, vous pouvez réécouter la table-ronde consacrée au sujet vendredi 19 avril sur France Culture (ici).

Maya Kandel, chargée d’études à l’IRSEM.

Vous pouvez suivre Maya Kandel sur Twitter : @mayakandel_ 

samedi 13 avril 2013

La cyberstratégie russe-Un livre de Yannick Harrel


Depuis l’avènement de l’informatique et des réseaux numériques, le cyberespace s’impose dans la majeure partie des activités humaines, aussi bien dans les secteurs civil que militaire. En raison de sa place désormais incontournable, il fait l’objet d’études et de réflexions au travers d’une discipline nouvelle : la cyberstratégie.

L'ouvrage, le premier du genre à destination du public francophone, se fait fort de pénétrer dans les arcanes de cette discipline du côté russe.

La première partie est destinée à un public peu averti sur le fait cyberstratégique, et l'auteur nous emmène à la genèse de la cyberstratégie, tant dans son acception antique (ramenant à la gouvernance des hommes) que moderne (étude des systèmes de contrôle, d'information et de communication entre les êtres vivants et les machines). Tombée en désuétude, la cyberstratégie reprend cinquante ans plus tard et à son profit cette définition, tout en y ajoutant la composante du cyberespace. Après un chapître consacré à dégrossir certains termes souvent employés de façon identique, l'ouvrage fait place à une explication plus détaillée sur ce qu'est plus exactement la cyberstratégie, et d'insister sur la place de cette nouvelle discipline de l'art de la guerre/gouvernance (selon la modalité civile ou militaire) qui est à la fois autonome et transversale aux autres champs d'action stratégiques. Enfin, la partie introductive sur la cyberstratégie se clôture sur les enjeux contemporaux globaux qui ébauche les problématiques induites par l'essor du cyberespace sur différents plans avant de laisser place au coeur du sujet.

La seconde partie traite de la spécificité de la cyberstratégie russe, ou plutôt stratégie informationnelle comme l'auteur le précisera ultérieurement. Une plongée dans le passé de la Russie est opérée pour expliquer combien l'absence de service de renseignement et le manque d'unification des terres de la Rus' (ou Rous') finit par être fatal à cette myriade de principautés en guerre les unes contre les autres au moment où déferlent les hordes tataro-mongoles mieux préparées car mieux informées sur l'adversité. C'est au sortir de cette épreuve de près de trois cents ans qu'Ivan IV, vainqueur de ses anciens maîtres, en viendra à créer la première forme de renseignement russe professionnelle. Il sera toutefois nécessaire d'attendre le XIXème siècle et la période napoléonienne avant de voir surgir un versant militaire pérenne. Les deux chapitres suivants relatent la croissance aux XIXème et XXème siècles des services secrets et les premières occurrences relatives au monde du cyberespace. Et d'aboutir aux quatrième et cinquième chapitres pour suivre l'explosition puis la recomposition desdits services en pleine cybérie. En concluant sur la nécessité de prendre en considération combien les forces du renseignement en Russie sont les gardiens du temple, constituant un état dans l'État, prenant malgré tout davantage leurs distances avec le corps politique tout en laissant le peuple Russe désigner un de leurs représentants à la magistrature suprême.

La troisième partie se focalise sur le cyber russe à proprement parler. Elle débute par l'éclosion peu connue de l'informatique soviétique, portée par la figure tutélaire d'Anatoli Kitov, colonel ingénieur à qui est par ailleurs dédié l'ouvrage. Véritable génie qui connut les fastes années sous Khrouchtchev où il réhabilita le terme de cybernétique et énonça, entre autres projets d'envergure, la possibilité d'un maillage de supercalculateurs sur tout le territoire dont la surcapacité serait employée à des activités civiles et non uniquement militaires : le Sovnet avant Arpanet en somme ! La fin de l'Union Soviétique créa une situation particulièrement dramatique pour nombre d'ingénieurs en informatique, dont la destinée sera diverse : entre opérations mafieuses, exil à l'étranger et créations de sociétés légales dont certaines en pointe au niveau mondial. Le second chapitre revient sur cette période particulièrement trouble et annonce le troisième qui se focalise davantage sur le partenariat public-privé dont la finalité n'est autre que la souveraineté de la Russie, et où une zone grise existe là où services d'État et spécialistes privés oeuvrent de concert. Un credo que porta à sa manière le Premier Ministre Medvedev lorsqu'il fut Président de la Fédération avec son projet Skolkovo, un technoparc géant, premier du genre en Russie, dont l'ambition est de bénéficier de moyens structurels et pédagogiques sur le moyen et long terme. Enfin, le dernier chapitre ne laisse pas de côté la germination de mouvements civils ayant récupéré à leur profit le cyberespace, et plus spécifiquement Internet, pour obliger le pouvoir en place à réfléchir, réagir et même en certaines circonstances, reculer. Toutefois, la Russie ne procède pas comme en Chine par une censure dite sèche et préfère « occuper » le terrain virtuel pour réduire, canaliser ou répondre à ces mouvements.

En sa quatrième et dernière partie, il est question de la projection de la stratégie informationnelle Russe. Et le premier chapitre se fait fort de faire découvrir aux lecteurs que le premier texte public sérieux en la matière, outre une première tentative en 1993 bien trop embryonnaire, est daté de septembre 2000, signé par Vladimir Poutine qui a été confirmé comme Président quelques mois auparavant. Particulièrement dense, le document est aussi riche et consacre une vision qui est assez divergente des canons occidentaux, et plus particulièrement Américains : l'on y décèle une neutralité technologique plus affichée bien que quelques éléments techniques y soient disséminés. Une forte importance est accordée à l'aspect civilisationnel et au passage de témoin générationnel. Le second chapitre est axé sur le monde des affaires militaires, et les deux textes de 2010 et 2012 qui amorcèrent une meilleure visibilité sur la question. Le principal avantage du second texte est de fournir des définitions précises de ce qu'est l'espace informationnelle, la guerre informationnelle, les armes informationnelles et les troupes informationnelles, sans pour autant bien entendu s'y réduire. Et d'effectuer la transition avec le chapitre suivant où l'on prend connaissance d'une gestation guère aisée pour le monde militaire sur ce plan stratégique, où les déclarations vont de pair avec les initiatives erratiques. Toutefois l'auteur précise bien que cette latence est compensée par une réflexion grandissante aidée paradoxalement par le bouleversement de la grande mutation et modernisation des armées engagée en 2008 (dite réforme Serdioukov, du nom du Ministre de la Défense d'alors). Aux chapitres quatre et cinq, nous amorçons une entrée dans ce que l'auteur nomme l'eurasisme cyberstratégique en plein monde multipolaire, exposant les ambitions Russes dans la sphère informationnelle avec l'appoint d'alliés géopolitiques comme la Chine ou des pays d'Asie Centrale sans négliger pour autant l'action au sein de diverses organisations internationales ou régionales. Enfin mais pas le moindre, le dernier chapitre opère une vision prospective quant à la possibilité d'une cyberopératique. Après un rapide rappel de ce qu'est l'opératique, l'auteur énonce ce qui serait spécifique au monde du cyberespace, et entrevoie à terme l'implication de plus en plus nette de structures étatiques en raison de leur plus grande mobilisation de ressources techniques, humaines et financières pour de telles opérations.

Yannick Harrel est membre de l'Alliance Géostratégique, chargé de cours en cyberstratégie économique et financière ainsi qu'expert agréé sur le monde russe et son proche étranger. Il a été lauréat du grand prix de la Revue de Défense Nationale en 2011.

La cyberstratégie russe, éditée par les éditions Nuvis (ayant déjà produit Cyberstratégie, l'art numérique de la guerre de Bertrand Boyer) est disponible depuis le 28 mars 2013. Une version numérique est disponible sur le site de l'éditeur, et contient en raison de sa souplesse d'édition quelques corrections et actualisations de données, le tout agrémentée de développements complémentaires à la version papier.

Retrouvez Yannick Harrel sur son blog : http://harrel-yannick.blogspot.fr/

samedi 6 avril 2013

La Capture de Samory-Un livre de Julie d'Andurain


Julie d'Andurain, La Capture de Samory. L'achèvement de la conquête de l'Afrique de l'Ouest, Saint-Cloud, SOTECA, 2012 (avant-propos du général Thorette, préface de Jacques Frémeaux)

Qui était ce personnage de Samory ?

Samory  Touré a été le dernier grand empereur d'Afrique de l'Ouest. Il appartient à la galerie de portraits des chefs africains qui se sont opposés - tout en cherchant parfois des alliances - aux Européens (Lat Dior, El Hadj Omar, Babemba). Grâce à une armée puissante, Samory a su résister pendant près de vingt ans (1882-1898) aux avancées françaises, anglaises et même allemandes dans la boucle du Niger au moment de la conquête de l'Afrique. Dire qu'il fut un personnage considérable ne suffit pas à faire comprendre l'ampleur de son pouvoir. On peut le saisir soit par la taille de son empire qui couvrait les actuels pays du Mali, de la Côte d'Ivoire et de la Guinée, du Burkina, soit par la taille de son armée (12 000 hommes), soit enfin par le groupe constitué par sa famille au moment de sa capture, estimé à 300 femmes et 320 enfants au point que la comparaison avec la prise de la Smalah d'Abd-el-Kader s'imposa immédiatement.

En quoi la capture de Samory constitue un événement historique ?

La capture de Samory - le 29 septembre 1898 au sud de Man dans l'actuelle Côte d'Ivoire - est un événement historique en ce qu'elle met pratiquement fin aux opérations de conquête en permettant aux Européens de tracer définitivement les frontières coloniales. Cependant, en dépit de son importance, l'épisode est relativement méconnu car il est exactement contemporain de l'affaire de Fachoda (la rencontre entre le capitaine Marchand et le sirdar Kitchener) qui se joue au même moment sur les bords du Nil. Le choix des Français de capturer Samory ne doit donc rien au hasard car il s'inscrit dans le cadre des rivalités coloniales pour la possession de l'Afrique, lesquelles arrivent à leur terme au cours des années 1898-1899.

Pourquoi les Français décident de le capturer et non de le tuer ?

Samory était devenu un personnage si puissant que les officiers français craignaient que l'annonce de sa mort ne soit pas prise au sérieux par les populations africaines. Il leur paraissait donc préférable de le capturer vivant plutôt que de le tuer, ce qui en outre permettait d'organiser ensuite une mesure officielle de bannissement comme cela avait été réalisé pour d'autres chefs africains (Ranavalo, reine de Madagascar, Behanzin roi du Dahomey…). Après sa capture, Samory est jugé à Kayes et envoyé au Gabon sur l'île de N'Djolé, où il décède peu après des suites d'une pneumonie.

Comment fonctionnait l'armée de Samory ?

Samory était initialement un marchand dioula. Il maîtrisait de ce fait les voies commerciales par lesquelles transitaient les produits de première nécessité et les armes. Devenu esclave pour libérer sa mère, il fait très tôt l'apprentissage des armes. Se révélant meilleur guerrier que commerçant, il décide de montrer sa propre armée de sofas (hommes régulièrement enrégimentés) à partir des années 1860 en attaquant et en pillant ses voisins, ses soldats étant rémunérés par des esclaves et des armes. Devenu fama de Bissandougou (chef politique) à partir des années 1870, Samory projette de s'étendre vers le nord-est de façon à supplanter la puissance déclinante des Toucouleurs installés sur le fleuve Niger, entre Nioro, Bamako et Tombouctou. Avec l'appui de sa famille, de ses frères et de ses cousins, il organise une immense armée dont la principale tactique consiste à assiéger les tatas - villages fortifiés en pisé - qui jalonnent le fleuve. L'enrégimentement des sofas et le système des prises paraissant insuffisant, Samory tente cependant de doubler son titre politique de fama par celui plus religieux d'almami (1884). Ce faisant, il pousse son peuple essentiellement animiste à adopter le Coran, l'opération se révélant bien vite un très mauvais choix politique. En 1888, il manque de perdre l'ensemble de son royaume en raison de la multiplication des révoltes au sein de ses troupes qui refusent d'une part un engagement militaire permanent, d'autre part de devenir des musulmans. Or, c'est à cette date, alors qu'il est affaibli, la pression des Blancs se fait plus forte. Son choix de forcer la population à adopter le Coran a donc été une erreur stratégique.

Quel a été le rôle des troupes de marine dans la capture de Samory ?

D'un point de vue tactique, la capture de Samory montre bien toutes les contraintes auxquelles eurent à faire face les troupes de marine - infanterie et artillerie de marine - pour l'arrêter. La " surprise de Guélémou " est caractéristique des combats africains de la période de la conquête. En fait, ceux-ci sont très largement réduits du fait des distances, du différentiel numérique entre les troupes blanches et les troupes noires, des difficultés à connaître le territoire, la guerre africaine de la fin du XIXe siècle correspondant davantage à une guerre d'embuscade. C'est donc une guerre à l'économie qui permet à la petite colonne du capitaine Gouraud - une centaine d'hommes - d'arrêter sans aucune effusion de sang toute la troupe de Samory estimée entre 50 000 et 75 000 personnes. Avec cette capture, Gouraud mais aussi ses camarades Gaden et Jacquin entrent dans la légende coloniale ; Henri Gouraud choisit deux ans plus tard de permuter dans la " Coloniale " au moment de l'élaboration de la loi sur les Troupes coloniales.

Existe-t-il une mémoire de Samory en Afrique ?

Au moment des indépendances, nombreux ont été ceux qui ont été tentés de voir dans Samory l'incarnation de la résistance aux Français, Sékou Touré n'hésitant pas, par exemple, à s'inventer une filiation. Mais il ne faudrait pas oublier que, en tant que chef de guerre, Samory a été aussi un très grand chef esclavagiste et que son pouvoir a toujours été fondé sur la guerre et le pillage. Naturellement, les Français ont tout fait au temps des colonies pour montrer qu'ils avaient substitué la " pax gallica " à la guerre samorienne. En réalité, la mémoire de Samory s'est très vite estompée et aujourd'hui, il ne reste guère dans la région de Man qu'un petit cercle en béton au sol, isolé au milieu de la montagne de Man, pour témoigner de l'endroit supposé de sa capture.

mardi 2 avril 2013

Le Sahel peut attendre...un peu

2 avril 2013

Après deux mois et demi de combats, la mission prescrite par le chef des armées (rétablir la souveraineté de l’Etat malien sur l’ensemble de son territoire et y détruire les organisations terroristes) n’est pas encore accomplie que l’on peut déjà évoquer le repli du gros des forces françaises. 

Mission non encore accomplie

Après avoir stoppé l’offensive djihadiste, reconquis les villes du Nord et détruit le bastion d’AQMI dans le massif de Tigharghar, les forces alliées, et avant tout françaises, ont « planté le drapeau » sur la totalité des villes tenues par les rebelles depuis janvier 2012. La première partie de la mission peut donc être considérée comme atteinte même si avec seulement treize ou quatorze bataillons actifs  français ou africains on ne peut prétendre contrôler étroitement un territoire grand comme deux fois la France.

Sur les cinq organisations qui faisaient face au gouvernement malien, les deux organisations touaregs ont pratiquement disparu, comme Ansar Eddine, ou se sont associées aux forces françaises, comme le MNLA ; AQMI a subi des pertes sévères et semble désorganisé ; le MUJAO et sans doute aussi le groupe de Belmokhtar ont également subi des pertes mais dans des proportions moindres. Ces résultats militaires remarquables ne sont cependant pas décisifs et comportent plusieurs incertitudes.

Si AQMI a subi des coups sévères avec la perte de sa base locale, de plusieurs centaines de combattants et de son principal leader, cette organisation possède encore des ressources et surtout la volonté de combattre la France. L’ex Groupe salafiste pour la prédication et le combat (CSPC) n’a accédé au label Al Qaïda à la fin de 2006 qu’avec la promesse de mener le djihad contre la France. Incapable de porter le combat en Europe, AQMI s’est attaqué aux ressortissants français dans le Sahel, y trouvant même une source importante de financement. Avec l’opération Serval, nous lui donnons un véritable front, à la manière des Américains en Irak. Il faut donc s’attendre très probablement à des actions offensives de sa part. Celles-ci peuvent encore avoir lieu au Mali, s’il reste à AQMI des forces dans l’adrar des Ifoghars et s’il est possible de les renforcer ou les renouveler. La surveillance aérienne, la tenue des villes de la région par les forces alliées, le quadrillage accru de l’armée algérienne dans le Sahara et la coopération des Touaregs réduisent néanmoins les possibilités de manœuvre dans ce secteur. Le mode d’action le plus probable pour AQMI consiste donc plutôt dans des opérations contre les Français hors du Mali, au Niger ou en Mauritanie par exemple, avec peut-être l’espoir d’y attirer à nouveau des forces françaises et de multiplier les « Mali » comme Che Guevara voulait multiplier les« Vietnam » pour épuiser les Américains. Par ailleurs, AQMI détient toujours six otages français après le décès probable et encore non clairement expliqué de l’un d’entre eux. Ces otages sont désormais probablement hors du Mali.

La deuxième incertitude concerne les organisations armées des Touaregs. Nous coopérons ouvertement avec le MNLA alors que celui-ci, déclencheur des évènements en janvier 2002 est toujours en guerre contre le gouvernement malien. Ansar Eddine a disparu mais ses combattants n’ont pas tous été éliminés, loin s’en faut. Certains ont rejoint le MNLA ou le nouveau Mouvement islamique de l’Azawad, d’autres poursuivent sans doute le combat, peut-être avec AQMI. Avec cette alliance avec le MNLA, on touche certaines difficultés du « combat couplé ». La coopération des Touaregs est un des clés de la sécurisation du Nord Mali et même de la région mais outre que cela suppose de s’associer avec d’anciens ennemis (beaucoup d’entre eux ont combattu avec Kadhafi), dont des Islamistes radicaux, cette alliance irrite les gouvernements alliés de la région.

Le point le plus préoccupant reste la résistance active du MUJAO qui, au contraire d’AQMI, poursuit un combat asymétrique dans la région de Gao, combat fait de multiples actions d’éclat combinant attaques suicide, infiltrations et tirs de harcèlement. Ces attaques ponctuelles témoignent à la fois de la motivation des membres du mouvement, assez éloignée de l’image de groupe de bandits parfois présentée, de la persistance de leur présence et donc aussi de l’incomplétude de l’opération Serval. Classiquement, le MUJAO mène une campagne de communications appuyée par des actions de combat, là où nous faisons l’inverse. De recrutement local, y compris dans les ethnies Songhaï et Peul, et régional, notamment en Mauritanie, le MUJAO peut prétendre au leadership régional à la place des Algériens d’AQMI. Le MUJAO détient aussi un otage français.

L’action du groupe de Mokhtar Belmokhtar, indépendant d’AQMI depuis la fin 2012 est floue dans ce paysage tactique. Proche du MUJAO, il combat peut-être à ses côtés mais certains témoignages tendent à montrer que non seulement Belmokhtar est toujours vivant mais qu’il se serait réfugié en Algérie. Une organisation qui a été capable d’organiser la prise d’In Aménas est capable de surprendre à tout moment.

Qui pour combattre les djihadistes ?

Face à ces groupes encore très actifs, la force Serval fait encore basculer son centre de gravité sur le fleuve Niger et combine ses actions offensives (l’opération Doro) non plus avec les Tchadiens et les Touaregs comme dans le Nord mais avec l’armée malienne et la MISMA.

Or, ces deux forces sont faibles. Les contingents de la MISMA sont arrivés rapidement sur le territoire malien mais le plus souvent sans équipement et sans un financement suffisant. Le bataillon logistique de la force n’arrivera pas avant la fin du mois d’avril. De fait, l’action de la MISMA se limite au contingent tchadien à Kidal- lui aussi en recherche de financement et rattaché depuis peu à la MISMA- au contrôle de Ménaka par le bataillon nigérien et d’une présence sur les axes routiers du Sud. Quant aux forces armées maliennes (FAMa), elles sont désorganisées. Tout au plus peuvent-elles mettre en œuvre huit petits bataillons très mal équipés et mal encadrés. Sans appui français, les FAMa sont clairement incapables de sécuriser le fleuve Niger sans même parler de l’Adrar des Ifoghas. La Mission européenne de formation de l'armée malienne, EUTM Mali, a commencé son travail de quinze mois de formation de quatre bataillons de 650 hommes. Avec une Union européenne au moins aussi réticente à financer et armer l’opération EUTM que la CEDEAO avec la MISMA, la reconstitution de l’armée malienne risque de prendre beaucoup de temps.

Quant à la force ONU envisagée pour remplacer la MISMA, son intérêt principal, outre d’élargir le champ des contributeurs, est surtout de transférer aux Nations Unies le financement des opérations. Ce soulagement financier se paierait d’une moindre efficacité tactique, les forces ONU étant incapables de mener des opérations offensives. On voit mal, même avec mandat de chapitre VII et un volume de plus de 11 000 hommes (qu’il reste à réunir), résister longtemps à un adversaire résolu. On peut espérer qu’AQMI se détourne d’un adversaire aussi peu gratifiant mais ce ne sera surement pas le cas du MUJAO. Le secrétaire général des Nations Unies a d’ailleurs admis implicitement l’inefficacité de cette force en demandant la présence d’une force parallèle, qui en l’occurrence ne peut être que française. Nous avons accepté. 

Les djihadistes ne sont forts que parce que les Etats sont faibles

Avec un peu de recul sur les événements, on voit bien avec ces atermoiements que la vraie force des organisations non étatiques armées réside surtout dans la faiblesse des Etats qu’elles affrontent. Ceux-ci ne sont pas faibles parce que leurs armées le sont, c’est l’inverse qui est vrai et les tendances ne sont pas favorables.

Autant AQMI et ses alliés bénéficient des réseaux sombres de la mondialisation (armes légères en abondance, parasitage des trafics en tous genres) sans, pour l’instant, en subir vraiment la corruption, autant les Etats locaux, tous ou presque en situation de désendettement, ont vu leurs moyens d’action publique se réduire. Cela vaut pour les instruments de sécurité mais aussi pour une action sociale qui laisse le champ libre aux organisations privées islamiques. Pire, les financements extérieurs, licites (aide du FMI) ou non (drogue), ont tendance à accroître nettement une corruption endémique qui, par contraste, rend l’offre des organisations islamistes, dure mais honnête, de plus en plus séduisante.  Dans une zone sahélienne sous pression écologique et où la population risque de doubler d’ici à vingt ans, les recruteurs du MUJAO ou de tous les groupes qui sont amenés à naître ou se transformer n’auront aucun mal à trouver des volontaires. Le coup d’état militaire de mars 2012 au Mali doit se voir aussi comme une tentative locale de réaction contre cette dérive générale.  

Pour autant, ces pays du Sahel, Mali compris, disposent de ressources importantes dans leur sous-sol. Leur exploitation, par des compagnies étrangères, peut être la chance de ces pays à condition de parvenir à en dériver une partie notable des revenus dans des Etats solides et des administrations honnêtes.

A court terme, et sans préjuger des évolutions du monde arabe tout proche, l’apaisement des tensions avec les Touaregs est une condition sine qua non de la victoire contre les djihadistes. A long terme, recensements, plans cadastraux, systèmes de retraites, éducation, juges et administrateurs suffisamment bien payés pour être honnêtes, élections transparentes, sont les meilleurs instruments pour couper les racines de mouvements que l'action de l'armée et de la police pourront mieux affronter en surface grâce à de vraies rentrées fiscales et une meilleure organisation. Dans l’incapacité de créer ce cercle vertueux et sans Etats forts, la guerre contre les djihadistes sera une guerre de Sisyphe.

La France est-elle suffisamment endurante pour mener le combat ?

Le combat initié au Mali, s’inscrit dans un affrontement de longue haleine. Dans des conditions assez proches, il aura fallu trois ans d’engagement au Tchad de 1969 à 1972 pour y rétablir provisoirement la sécurité .

A l’époque, la force de la France reposait sur une intégration assez réussie de tous ses moyens d’action sous un commandement unique. La diplomatie ne se focalisait pas sur le repli le plus rapide possible des forces françaises mais sur la manière de réunir les pays de la région dans un même combat, de dissocier le mouvement local de ses sponsors et d’aider à la résolution des problèmes ethniques locaux. Elle participait, avec les militaires qui, de fait, fournissaient la quasi-totalité du personnel engagé, à la restructuration parallèle de l’administration et de l’armée locale. De son côté, un contingent moyen de 2 500 hommes a conduit le combat jusqu’à ce qu’on soit certain que l’armée locale soit capable de prendre le relais et pas avant. Cela se passait quelques années seulement après la guerre d’Algérie, bien plus traumatisante pourtant que le « syndrome » afghan. L’opinion publique était alors beaucoup plus réticente à ce type d’engagement qu’aujourd’hui, où, malgré une chute rapide qui interroge, une majorité de Français soutient toujours l’opération. 

Avec l’intervention du 11 janvier, nous avons retrouvé les vertus de la réactivité qui faisait une partie de notre force à l’époque des interventions nationales françaises. Puisque nous avons décidé de rester, il reste à retrouver celles de l’endurance en accompagnant l'action de l'Etat malien jusqu'au moment délicat où il faudra admettre ce qui suffit et se retirer, à condition bien sûr qu'il y ait cette action de l'Etat malien.