Modifié le 22 mars au soir
Vous voulez vous faire une gloire universitaire et/ou journaliste facile ? Faites une enquête sur le monde militaire. Si « l'armée » est « la grande muette » c’est forcément qu’elle cache quelque chose, à vous d’inventer quoi, de compiler quelques dizaines de faits, vrais ou adaptés, puis de conclure dans un livre au titre accrocheur (avec le mot « secret » si possible ou un équivalent) à l’existence d’un phénomène particulier et dissimulé. Vous ne craignez rien puisque justement vous pensez vous attaquer à une muette.
Je passe
sur les adeptes des X-files. L’un d’entre eux me demandait récemment à voix basse
pourquoi l’armée refusait de publier le rapport (j’ai oublié le nom de code)
sur les OVNIs. Plus sérieusement, et sans remonter à la Grande guerre (les fusillés
en masse, les troupes noires chair à canons, etc.) on a droit régulièrement aux
succédanés de la Guerre
d’Algérie.
La
notion d’ « ennemi » intérieur a beaucoup plu un temps, les
militaires français rêvant, c’est bien connu, d’appliquer aux banlieues
parisiennes les méthodes de la bataille d’Alger. Je me souviens donc d’une
thèse, puis d’un ouvrage et d’articles dérivés, sur « la préparation au
combat contre l’ennemi intérieur » dont la profondeur (au sens de creux)
n’avait d’égal que la (in) suffisance
des membres du jury sur le sujet. Je me souviens aussi d’un pseudo-scientifique
m’interrogeant sur les plans d’intervention militaires dans les banlieues. Le
même, et ce qui a coupé court à notre conversation, me demandait aussi si les
militaires étaient vraiment tous « républicains » jouant sur la
variante « coup d’état » de ce fantasme algérien, variante qui
revient de temps en temps sur le devant de la scène journalistique en
s’appuyant sur les fantasmagories internautiques de quelques illuminés.
Toujours
dans la veine algérienne, on a eu droit aussi à une « école
française de la contre-insurrection » (résumée au quadrillage étroit
de la population et surtout à la torture) s’exportant dans le monde entier,
inspirant toutes les dictatures d’Amérique latine (qui nous attendaient avec
impatience pour imaginer tout cela) et d’Afrique subsaharienne jusqu’au Rwanda.
Un géopoliticien célèbre me demandait même un jour sans rire si les militaires
français ne cherchaient pas au Rwanda à prendre une revanche sur l’Algérie. Il
liait ainsi la filière algérienne à ce nouveau pot à miel constitué par
l’engagement au Pays des mille collines et particulièrement l’opération
Turquoise. La construction, aussi farfelue qu’indécente, d’un « Sabra et
Chatila à la française » (à ce détail près que les militaires français
n’étaient pas présents au Rwanda au moment des massacres), a permis de créer
une nouvelle branche secondaire qui a fait la fortune de quelques uns au mépris
de la moindre rigueur intellectuelle.
Voici
maintenant le temps des enquêtes internes. Après avoir tenté, sans grand
succès, d’accuser l’institution militaire de raciste (ce qui est différent
évidemment de cas individuels) La guerre
invisible. Révélations sur les violences sexuelles dans l'armée française permet
à deux journalistes de faire un joli succès de librairie en
« dénonçant », « dévoilant », les horreurs sexistes du
monde militaire. Voici donc une compilation de quarante témoignages
d’agressions sexuelles ayant eu lieu dans les armées depuis 2001. Ces témoignages sont tous
évidemment vrais et également odieux (et autant que je sache sanctionnés) mais
là n’est pas la question. Le problème est que la compilation de quelques
dizaines de faits ne fait pas un phénomène de fond. On pourrait d’ailleurs avec
cette méthode et en ne compilant que des témoignages contraires (il pourrait y
en avoir des milliers) expliquer qu’il n’y a jamais eu aucun problème dans les
armées, ce qui n'aurait en soi pas plus de signification. Passons sur la méthode qui consiste à associer aux agressions sexuelles, la prostitution lors des opérations en Afrique (présentée forcément comme une forme d'agression) et des bizutages d'une crétinerie sans noms (au sein d'écoles militaires qui sont, selon les auteures, forcément peuplées de nazis ou de catho-tradis voire souvent les deux). On pourrait presque croire à un pamphlet idéologique, disons ultra-féministe, tant tous les hommes présentés, ou presque, sont systématiquement cons et pervers.
La
population militaire (gendarmes compris) représente à peu près la population
adulte de Lyon (Rennes si on ne tient compte que des femmes), or, si on regarde les registres policiers de cette ville depuis
2001 on trouvera probablement et malheureusement bien plus de 40 cas
d’agressions sexuelles ou autres. Quant aux non-dits, très probablement plus nombreux, il
n’y a pas de raison qu’ils soient plus importants dans un cas que dans l’autre.
Autrement-dit, loin de « la guerre invisible », il est possible qu’en
réalité la proportion de ces actes soit inférieure à la moyenne nationale. Je
n’en sais rien, toujours est-il qu’en 34 ans de vie militaire je n’en ai jamais
rencontré. Les seuls cas d’agressions sexuelles, rares et impitoyablement
sanctionnés, dont j’ai jamais entendu parler concernait en réalité des hommes. Peut-être
verra-t-on bientôt un livre sur les agressions sexuelles exercées par les
homosexuels. Je crois qu’on aura plutôt quelque chose sur les persécutions dont
ces derniers auraient fait l'objet et on trouvera aussi sans aucun doute 40
cas qui ne prouveront pas pour autant que les armées sont d’odieuses
organisations homophobes.
Quant à
l’accusation de dissimulation, qu’il y ait volonté de certains de cacher des faits
en espérant ainsi ne pas écorner l’image de leur unité ou leur carrière, c’est
l’évidence…comme dans n’importe quelle autre structure, jusqu’au moment où les
faits sont connus et les sanctions plus lourdes encore. Maintenant les armées
sont elles obligées de faire un communiqué de presse chaque fois qu’il y a une
vilenie dans ses rangs hormis le cas où chacun de ses membres n’est plus
un citoyen comme les autres mais un représentant armé de la nation,
c’est-à-dire en opération ? Dans ce cas, et alors que l’honneur de la nation est
engagé, il est évident que cela doit être porté à la connaissance du public
ainsi que la manière dont l’affaire est traitée. Cela a été le cas notamment
lors de la sordide affaire Mahé en Côte d’Ivoire. Dans les autres cas, l’armée
n’est pas plus muette que n’importe quelle autre administration, entreprise ou
association.
Encore
une fois, tout cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien de répréhensible dans
l’institution militaire. Individuellement on trouvera certainement dans une population
de près de 400 000 hommes et femmes à peu près tous les types de
comportement possibles. C’est collectivement qu’l faut s’interroger en gardant
à l’esprit que l’on parle d’une organisation bien plus complexe et hétérogène
que la vision que peut en avoir un public non averti. Un militaire ne parle
jamais par exemple de « l’armée » parce que ce grand tout qui englobe
les trois armées (avec leurs nombreuses subdivisions), la délégation générale
pour l’armement, la gendarmerie et peut-être même le secrétariat général pour
l’administration ne signifie pas grand-chose pour lui. Qu'on évoque la manière dont les premières femmes ont été traitées à Saint-Cyr, non par l'Ecole elle-même mais par les autres élèves-officiers, ça c'était (c'est ?) un phénomène collectif inadmissible qui méritait d'être traité de manière moins caricaturale. Dire que
« l’armée cache des choses » ne veut en revanche par dire grand chose mais c'est tellement facile.