samedi 18 juillet 2015

Fissures et craquements

Ainsi on découvre que certains de nos soldats ne sont pas exemplaires, que certains sont des voleurs ou des trafiquants, que d’autres sont soupçonnés d’atteintes sexuelles sur des enfants, que d’autres encore peuvent avoir de la mauvaise volonté à aller au combat et je ne parle pas des quelques anciens qui rejoignent l’ennemi. Il s’agit là bien sûr de cas individuels et infimes en nombre au regard d’une population large comme la population adulte de Lyon. Oui, mais voilà, on ne parlera pas souvent des délits des Lyonnais « moyens » alors que ceux des soldats feront la une des journaux, tout simplement parce que chacun d’eux est bien plus qu’un simple professionnel, c’est aussi un représentant de la France, un atome de sa force légitime. Qu’il défaille et c’est toute la nation qui peut en pâtir. C’est ce qu’on appelle le « caporal stratégique » pour souligner que même en bas de l’échelle hiérarchique, l’action d’un seul homme peut avoir des conséquences très importantes. On notera que ce concept va normalement dans les deux sens et que cette action peut aussi être positive et avoir des effets bénéfiques mais force est de constater que l’on mettra bien plus en avant les « conneries » que les actes formidables, pourtant nombreux.

De fait, une armée moderne dans une grande démocratie comme la France est soumise à une qualité totale de comportement. Soyons réaliste, elle n’y est jamais complètement parvenue et elle n’y parviendra jamais car cela est impossible. Elle doit cependant tout faire, par la sélection au recrutement, la formation initiale, le contrôle de l’encadrement, l’esprit de corps et la force des valeurs, pour tendre vers cet absolu. Tout cela constitue certes un cadre très fort de transformation des hommes mais il ne peut pas tout non plus. Chaque chef sait que malgré tous les efforts de filtrage, de discipline et de formation, il reste toujours dans une unité quelques individus dont il est toujours difficile de se débarrasser et qui, en application de la loi de Pareto, représenteront 80 % de problèmes de comportement. La structure ne fait pas tout et la personnalité compte toujours et là on revient au recrutement.

Fatalement, la qualité moyenne à l’engagement, pour un nombre donné de postes, est proportionnelle à la capacité de sélection. Lorsque la société Ford a doublé d’un coup le salaire de ses ouvriers en 1914, le nombre de volontaires à l’embauche s’est envolé et Ford a pu recruter les meilleurs du marché. On peut décider aussi, par une étrange conception de la productivité, de réduire les effectifs pour augmenter la sélection. C’est ce qu’on a fait dans nos armées, et massivement. On continue de le faire d’ailleurs malgré les inflexions récentes, mais, étrangement, le nombre de candidats s’est réduit encore plus vite. Près de 31 000 jeunes hommes et femmes voulaient être militaires du rang en 2009, ils étaient à peine plus de 20 000 en 2013. Il faudrait qu’ils restent en moyenne 8 ans sous les drapeaux pour avoir un bon équilibre entre les nécessités de jeunesse et celles de l’expérience. Ils restent en réalité un peu moins de sept ans. Malgré des campagnes de recrutement bien meilleures que celles des années 1990, il faut bien constater que le métier des armes est moins attractif qu’avant et que cela n’est pas bon du tout lorsque, comme on l’a dit, on est une organisation soumise à des exigences très particulières. On va donc accepter des individus que l'on n'aurait pas accepté avant et surtout, par peur de l'horrible « attrition », on va les conserver pendant la formation initiale alors que visiblement déjà ils risquent de poser problème. Au bout d'un an, ils vont nourrir la loi de Pareto, en espérant que ce ne sera pas trop grave.

Peut-être se trouve-t-il, que contrairement aux croyances de nos technocrates, y compris en uniformes, l’application des méthodes en vogue de management civil, dont on constate d’ailleurs chaque jour l’efficacité, ne s’applique pas forcément bien à la gestion des soldats. Peut-être, grande découverte, que le lean (« minceur » des effectifs) et les structures byzantines qui en découlent (BDD, PEGP, matrices) pour essayer de mieux gérer le « moins avec moins » ont quelques effets humains négatifs. Pour citer par exemple le dernier rapport du Haut comité de la condition militaire : « L’administration était ainsi un des points forts de la condition militaire. Ce constat n’est plus d’actualité ». Ce que les armées savaient faire mieux que d’autres, la gestion des hommes, elles le font désormais comme les autres sinon moins bien, car on connaît quand même assez peu d’entreprises qui paye ses employés aléatoirement après avoir réussi la performance d’adopter un logiciel fou. On notera que le DRH du ministère de la défense de l’époque a, l’année de cette adoption, été désigné « manager public de l’année », ce qui en dit long sur l’intérêt du management dans les armées. Il paraît qu’il a été envoyé ensuite par l’Union européenne pour conseiller le gouvernement grec, autre grande réussite.

On découvre maintenant avec stupeur que certains dépôts de munitions ne sont pas aussi bien protégés qu’ils le devraient. Quelle surprise de la part d’une armée qui peine à renouveler les rangers et les treillis de ses hommes ! Il est vrai que comme le logiciel Louvois et pour les mêmes raisons ce n’est la faute de personne, le site et sa protection dépendant simultanément du Service Interarmées des Munitions, de la Direction de la protection des installations, moyens et activités de la Défense (DPID), un peu aussi de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), de quelques sentinelles de l’armée de terre avec peut-être, une pointe d’externalisation. La différence est qu’avec Louvois on a pourri la vie de nos soldats alors qu’avec les vingt grenades défensives volées et autant de pains d'explosifs ce sont des vies entières qui sont en jeu.

En réalité, tout cela est la faute de tout le monde. Ces événements, ces défaillances, sont des bulles qui remontent à la surface à travers une organisation fissurée par 25 années d’une politique de défense à très courte vue malgré, ou peut-être à cause de, trois livres blancs et acceptée finalement par tous. Que peut-on espérer quand on réduit par deux l’effort de défense tout en multipliant les missions comme autant de médicaments pour rassurer les Français ou les Alliés ? Que peut-on attendre d’une gestion des hommes et des femmes qui adopte le pire de ce qui se fait dans le monde civil ? Qu’espérer de chefs qui gèrent avec autant de légèreté des choses aussi « superflues » que le paiement de ces hommes et ces femmes qui n’ont même pas réussi un grand concours et qui risquent malgré tout leur vie ?  

Soyons clairs, d’autres bulles éclateront- accidents majeurs, délits graves, attaques internes, échecs, etc. -qui feront encore là une des journaux et on constatera encore, avec ahurissement, que le diable s’est niché dans les interstices d’une organisation devenue, avec la complicité de tous, pauvre et folle, pauvreté et folie se nourrissant mutuellement.

14 commentaires:

  1. Mon colonel, les fissures et les craquements sont désormais visibles et audibles pour tous. Et après tout, il est logique qu’une société dysfonctionnelle ait une armée à son image…

    Dénoncer, argumenter, proposer ? Et alors ?

    Vous parlez le langage de la stratégie et de l’action politique, celui de la cohérence sur le temps long. Un langage totalement inaudible, par nature, aux gestionnaires courtermistes qui ont remplacé les hommes d’états. Et vous savez bien que vous n’aurez en réponse qu’éléments de langage et PowerPoints colorisés.

    Mais c’est votre honneur de continuer inlassablement.
    Un grand merci.

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  2. Bravo pour cet article!
    Mais, quand il y a des fissures et craquements, il faudrait dénoncer -non pas uniquement les causes-, mais mettre des noms des responsables et les envoyer en garnison -non pas à Limoges-, mais un laps de temps (court) à monter la garde à Miramas...Et la langue française gagnerait un nouveau synonyme à limoger: '' Miramaser ''.

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  3. Sur les problèmes de logiciels, il semble bizarrement que c'est assez fréquent, dans le public ou dans le privé :

    https://en.wikipedia.org/wiki/Expeditionary_Combat_Support_System (armée de l'air américaine)

    http://www.theguardian.com/society/2013/sep/18/nhs-records-system-10bn

    ou

    http://www.computerworld.com/article/2533563/it-project-management/it-s-biggest-project-failures----and-what-we-can-learn-from-them.html?page=2

    par exemple.

    Sur les problèmes de recrutement, c'est inquiétant. Et cela existe dans d'autres secteurs ; ainsi, l'éducation nationale a du mal à recruter, et la qualité s'en ressent (tous les postes ouverts aux concours ne sont pas pourvus, et pourtant les jurys s'inquiètent du niveau des derniers reçus). De même la magistrature :

    http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/09/26/01016-20130926ARTFIG00543-la-magistrature-peine-a-recruter.php

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    1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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    2. Eh oui Michel, tout ce que tu dis est tout à fait vrai et personne ne doit ....Et devrait le contester, malheureusement ! Tout cela s'articule sur des difficultés bien réelles qui sont considérées "négligeables" par certains chefs. Et, en ce qui concerne, plus spécifiquement Louvois, ce n'est pas seulement la faillite d'un système sur un projet qui n'était pas maîtrisable et qui était soi-disant trop complexe, mais un manque de considération des militaires de BASE : OUI !
      Tous ces arguments « d’intégrabilité » sont complétement faux !
      Depuis le début de cette affaire, tous les CDC savaient que le comptage de Louvois ne fonctionnait pas bien. Et tous les rapports envoyés à Paris tous les lundis matin, allaient dans ce sens négatif (de septembre à novembre 2011).....Malgré tous ces éléments alarmants, on s’est dit à Paris « ça va merder un peu, et après ça va rentrer dans le rang, comme d’habitude »….Grave erreur d’appréciation des chefs car un système informatique, ce n’est pas la même chose qu’un système militaire !
      De surcroît, à la suite du "plantage Monumental" PERSONNE NE S’EST EXCUSE !... Au contraire on a commencé à dire que les militaires étaient LES fautifs car ils avaient donné des coordonnées bancaires erronées, etc....Que les primes des militaires étaient ingérables car trop nombreuses et autres inepties du genre …..
      Alors que OUI, les primes des militaires SONT TOUT A FAIT gérables :
      1°) elles étaient très bien gérées par les CTAC avec l'ancien système en vigueur. Système à bout de souffle ??? J’en doute !
      2°) Il faut arrêter de dire n'importe quoi car les militaires représentent (en gros) 10% de la fonction publique et leurs primes afférentes représentent : 10% des différentes primes existantes de la dite fonction publique, alors : CQFD.
      3°) Voilà, donc après n’avoir reçu aucune excuse (normal il n’y a aucun responsable), on pointe d’un doigt vengeur les bénéficiaires d’un TV (trop versé) qui reçoivent une lettre menaçante qui les soupçonnent (à peine) d’avoir « mal agit » et qui leur met une épée de Damoclès au-dessus de la tête, si le TV n’est pas reversé rapidement ??? Alors que l’intéressé n’est souvent pas au courant de cette affaire.
      Honnêtement ce genre de lettre stéréotypée et très impersonnelle (sans aucune référence à la faute du payeur : pourtant bien responsable de cette anomalie !) est très mal vécue par les administrés….Qui l’ont en travers….Sans compter les conséquences personnelles, familiales et matérielles de ce genre de missive mortifère ! Je ne sais pas si le commandement en a bien conscience, mais pour moi l’effet de ces lettres est aussi dévastateur que le TV lui-même, car l’individu est soupçonné de recel (oui) au détriment de l’institution, alors que cela ne découle que d’un système mis en par des gens incompétents et extrêmement néfastes qui n’ont fait que peu de cas des hommes!

      POUR CONCLURE : au-delà ces aspects technocratico- financiers très dommageables, je constate 2 faits :
      A- les généraux ne sont pas payés par Louvois, c’est peut être un début d’explication ?
      B- Ce désastre a des ramifications au cœur de l’institution bien plus importantes que celles de la finance pure. Je veux dire que la perte de confiance dans la hiérarchie et dans les chefs en général est, DORENAVANT, implanté durablement et profondément dans notre armée. Je ne mesure pas si la hiérarchie a bien conscience de ce nouvel état de fait de suspicion généralisée ?
      Cependant en cas de crise grave, ce paramètre aurait certainement des conséquences tangibles…
      Longue vie à cet excellent BLOG .
      ELGATO

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  4. Autrement dit, le roi est nu et des petits enfants commencent à le dire à haute voix.

    La question est : avec l'inertie du système, à quel prix peut-on infléchir cette trajectoire de perdition?

    VQE

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  5. Quand on constate que le caporal est devenu stratégique, c'est qu'il n'y a plus de stratégie.
    KvC

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    1. Effectivement, la stratégie est morte il y a bien des années, sous les assauts répétés des Ailleret, Beaufre, Gallois et autre Poirier.

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  6. Cette gestion calamiteuse des hommes, le logiciel Louvois, le fait que le ministre le Drian a jugé peu important de sanctionner les coupables, la légèreté avec laquelle sont gérées les notifications de trop-versés, les pressions (menaces, punitions...) mises sur les hommes pour qu'ils signent des récépissés qui s'apparentent à des reconnaissances de dettes, l'envoi de ces notifications à des gens en OPEX qui n'ont aucun moyen de vérifier leurs BMS, des demandes de remboursement aux sommes farfelues faites à des RDC depuis 2012, la sous-traitance à une société privée qui ressemble à une société de recouvrement, puisque parait-il payée en % des sommes recouvrées.....tout cela a fait encore plus de dégâts que ce qui est révélé par le Haut Comité de la Condition Militaire.

    Ce n'est pas un moral dans les chaussettes que je vois, moi, à travers les nombreux témoignages que je reçois, c'est une haine qui s'installe envers TOUTES les DRH, envers TOUS les grands chefs, envers les différents cabinets du ministre, ces civils qui pensent gérer une armée de mercenaires et ces militaires qui capitulent. C'est l'indifférence envers ce que notre pays subit, envers le peuple.

    Il y a 2 ans, je lisais encore, dans les commentaires faits sur mon blog, sur mes pages FB, des sentiments patriotiques, les soldats croyaient encore en ces valeurs pour lesquelles ils s'étaient engagés. Si ces sentiments existent encore, ils ne les ressentent plus pour notre armée et notre pays.

    Ils se sentent profondément dupés, "entubés" et n'ont qu'une envie c'est d'en découdre avec une administration pour laquelle ils ont plus de colère (et le mot est faible) que pour un ennemi, au point que cette administration représente l'ennemi, celle qui leur pourrit leur quotidien, qui les harcèle et qui opère, selon eux, une véritable opération de "racket" sur les soldes.

    Le sentiment que l'on ne respecte pas les droits des soldats, comme on respecte ceux des civils, est si fort, que de moins en moins hésitent à attaquer l'état pour ces notifications, même pour des sommes de 200 euros. Des phrases comme "le but est de ne rien leur laisser", "on a des droits, on se battra", "on nous traite comme du bétail car on ne peut pas se regrouper" etc....sont de plus en plus nombreuses. Si elles montrent la colère des administrés militaires, elles montrent surtout une cassure nette et irréparable entre le soldat et le technocrate de la défense qui lui, n'a absolument rien compris à la façon dont raisonne un militaire.

    Les erreurs de ces technocrates sont si basiques, que l'on hésite entre la bêtise, malgré leurs formations diverses, variées et savantes (comme quoi le nombre de diplômes n'a jamais été le signe extérieur d'une intelligence au dessus du commun), et un plan plus stratégique qui est effectivement d'avoir des engagés qui seraient là pour la solde (aujourd'hui un MDR gagne mieux qu'un civil à qualifications égales) et pour se caser en attendant mieux, en somme des mercenaires, que de recruter des patriotes.
    Le patriote, il faut le convaincre, et ça devient difficile quand on voit que le terroriste que l'on combattait hier, devient aujourd'hui un allié que l'on doit former.
    Le mercenaire, ça s'achète, ce qui somme toute, est une démarche que nos technocrates comprennent.


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    1. En tant qu'observatrice des ondes qui sont en train d'agiter le monde militaire, je voudrais rajouter ceci:
      Les soldats sont en rupture avec leur hiérarchie, ils le sont aussi depuis plusieurs années avec la société: Les technocrates de la défense sont assis sur un volcan et ils ne s'en rendent pas compte.

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  7. Le RETEX de Diogène est éloquent.
    Je devrais prendre un commandement, je serais tout sauf serein. Il commence à y avoir un sacré jeu entre l'outil et le manche.

    Est-ce la conséquence de la "méthode" Hollande de l'édredon? Temporiser, temporiser, surtout ne pas trancher, ne pas s'engager, se garder toutes les options ouvertes pour SA PROPRE évolution de carrière.
    J'en voyais ce matin en lisant le journal une autre illustration dans le bouillonnement actuel du monde agricole. Le journaliste décrivait Stéphane Le Foll comme assez dépité, voire désillusionné, de voir une situation lui péter en ce moment à la gueule alors qu'il alerte du danger depuis de nombreuses semaines. A-t-il été écouté, entendu? Lui a-t-on donné les moyens d'action pour débloquer la situation avant qu'elle ne soit totalement bloquée?
    Je crois que poser la question c'est y répondre.

    VQE

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    1. Tiens, quand je parlais de la "méthode" Hollande. Certes, c'est une caricature, mais tellement éloquente.

      Voir le dessin d'illustration.

      http://www.lopinion.fr/22-juillet-2015/ministres-qui-plombent-l-ambiance-26460

      VQE

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  8. Il faut dire que le statut du militaire a été dégradé au même rythme que celui des effectifs.
    Ainsi plus on a réduit le nombre de postes, moins on les a rendu attirants. Il ne faut alors pas s'attendre à recruter "la crème de la crème".

    L'Armée que je quitte, à regret, contraint et forcé, après 10 ans de services n'est déjà plus celle dans laquelle je me suis engagé.

    Enfin les chefs ne sont pas toujours des exemples non plus, professionnellement et humainement. Mais les officiers supérieurs préfèrent appuyer certains officier subalternes médiocres pour préserver la chaine de commandement...et s'ils sont entrés par la grande porte ceux-ci poursuivent leur carrière sur un rail !

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  9. J'avais écris cela il y a 2 ans déjà...

    http://theatrum-belli.org/billet-dhumeur-dun-jeune-lieutenant-sorti-de-lesm-la-faillite-des-generaux/

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