jeudi 22 octobre 2015

L'empirisme contre-attaque

30 septembre 2015

Il convient d’être précis lorsqu’on évoque des questions qui engagent la vie des nations et au moins celle de ceux qui combattent pour elles. Le moins que l’on puisse dire est que, un an après l’engagement de la France dans la Coalition contre l’organisation Etat islamique, on reste encore dans un grand flou où l’annonce de vols aériens semble faire office de stratégie et où tout le débat se polarise sur l’envoi ou non de troupes de sol. Il n’est donc peut-être inutile de rappeler, une nouvelle fois, quelques éléments de base.

Une bonne stratégie doit normalement accorder des moyens et des voies à un objectif, un « Etat final recherché » pour les militaires, une « meilleure paix qu’avant la guerre » pour les autres. Il est des cas cependant où il est difficile de définir cet objectif, parce que la situation est très complexe et volatile par exemple. C’est évidemment le cas au Moyen-Orient tant les acteurs, extérieurs et surtout locaux, sont nombreux, avec des capacités et des visions divergentes.

En 2003, le Président Chirac, malgré les pressions, avait décidé de ne pas engager la France dans la coalition menée par les Etats-Unis en Irak. Il ne l’y engageait pas plus alors que l’ennemi déclaré avait changé et que l’un d’entre eux, baptisé Etat islamique en Irak en 2006, s’y développait, commettait les pires horreurs et prenait même un temps le contrôle d’un tiers de Bagdad.

Nous étions alors déjà en guerre depuis huit ans contre un autre groupe djihadiste, lui-aussi affilié, à partir de 2007, à Al-Qaïda. Malgré les attentats de 1995 à Paris, personne n’avait annoncé qu’il fallait absolument « détruire les égorgeurs du GIA-GSPC-AQMI », en grande partie parce que nous savions que cela était hors de notre portée. Cette guerre a longtemps été souterraine, c’est-à-dire guerre de services spécialisés, puis elle a été militarisée avec l’emploi de forces spéciales et surtout l’opération Serval visant à détruire les bases de l’ennemi et de ses alliés dans le nord du Mali. Nous menons maintenant une opération indirecte sur l’ensemble de la bande saharo-sahelienne, c’est-à-dire que nous y réalisons des raids ou des frappes contre l’ennemi et que nous soutenons les armées locales ou les forces régionales seules à même de contrôler durablement l’espace. Tout cela reste limité. Notre objectif est simplement de contenir l’ennemi au cœur d’un espace complexe sans avoir pour ambition de nous attaquer à ses bases opérationnelles profondes, ni surtout sans nous en prendre vraiment à ses racines idéologiques et politiques. Par cette stratégie défensive, nous espérons simplement gagner du temps en attendant que les conditions qui ont donné naissance au djihadisme nord-africain aient disparu. C’est modeste mais réaliste et cohérent avec nos moyens et notre discours. Cela ne nous empêche pas, par ailleurs, de faire encore évoluer les modes opératoires, voire même nos objectifs.

Depuis septembre 2014, nous sommes aussi entrés en guerre contre l’Etat islamique mais sans que l’on sache en réalité trop pourquoi. L’Etat islamique n’avait toujours pas attaqué la France, hormis des prises d'otages. Il avait, et c’est toujours le cas, perpétré moins d’horreurs que le régime d’Assad. Cette fois simplement et contrairement à 2003 nous avons suivi les Etats-Unis, qui ont réagi à une série de victoires spectaculaires de l’Etat islamique sur le fleuve Tigre et surtout à l’assassinat du journaliste James Foley.

Les Américains ont alors décidé, eux-aussi, de mener une campagne indirecte de « frappes et soutiens », comme la France au Sahel donc mais de manière beaucoup plus rigide. L’emploi de forces de raids ou d’hélicoptères de combat, comme nous le faisons dans l’opération Barkhane, serait considéré par eux comme un engagement de forces terrestres et donc comme quelque chose justifiant un vote du Congrès. Ce vote étant exclu, on se contente donc d’opérations aériennes, avec quelques rares raids de forces spéciales, et d’envoi d’instructeurs auprès de forces locales choisies (il y a donc déjà, au passage, des troupes au sol). Cela n’est guère décisif sur le terrain mais cela permet de montrer que l’on fait quelque chose à moindre risque pour les forces engagées et surtout pour le Président des Etats-Unis. On peut espérer, comme la France au Sahel, gagner du temps en attendant un changement favorable du contexte local. C’est après tout la stratégie qui a prévalu contre l’URSS. Au pire, comme beaucoup de ses prédécesseurs, le Président Obama laissera à son successeur le soin de terminer la guerre.

Bien entendu, les Américains ont les moyens de conduire seuls cette campagne inefficace mais ils ont pris soin, comme pour les précédentes, de s’accompagner de nombreux drapeaux qui servent bien plus d’instruments de légitimité par le nombre que d’appoints opérationnels. Oubliant le désaveu cinglant de l’automne 2013, lorsque la France voulait faire la même chose mais contre le régime d’Assad, nous nous sommes précipités dans cette coalition. Nous, ou plutôt Laurent Fabius, toujours prompt à parler le premier et le plus fort, en avons même rajouté dans la rhétorique, reprenant les plus beaux couplets de la « Guerre globale contre le terrorisme ». Nous avons donc déclaré vouloir la destruction de Daech alors que nous n’avons engagé que les moyens nous permettant seulement d’apparaître au 2e rang des contributeurs et meilleur élève de la Coalition. Le problème est que même cette 2e place, nous laisse très loin du coureur de tête et nous confine d’abord dans la marginalité opérationnelle.

De fait, les forces françaises (12 avions de combat renforcés ponctuellement par les appareils du groupe aéronaval) réalisent en moyenne moins d’une frappe par jour provoquant la destruction d’un ou deux « objectifs ». Concrètement si on suit les statistiques, plutôt flatteuses, du Pentagone, nous avons ainsi détruit en un an l’équivalent d’un bataillon d’infanterie. L’extension de la campagne française à la Syrie ne s’accompagnant pas, dans l'immédiat, de moyens supplémentaires, le bilan n’en sera pas fondamentalement changé. Malgré le dévouement, le professionnalisme et le courage des hommes engagés dans l’opération Chammal, nous sommes donc très loin de pouvoir même approcher l’objectif de destruction annoncé. De son côté, et très logiquement, l’Etat islamique a riposté en inspirant ou dirigeant des attentats contre les membres de la Coalition et donc aussi la France. Le premier d'entre eux, l'assassinat d'Hervé Gourdel en Kabylie, succède de quelques jours le début de la participation française aux opérations en Irak.

Notre position dans la Coalition ne nous laisse pas non plus visiblement les moyens pour influer sérieusement sur la conduite des opérations, ni même, visiblement, pour y avoir une politique autonome. Nous avons frappé en Syrie, en invoquant pour la première fois, comme les Etats-Unis après les attentats 11 septembre, l’article 51 de la charte des Nations-Unies qui autorise la défense à une agression. Nous nous sentons cependant obligés d’y ajouter  des arguments aussi spécieux, pour ne pas dire ridicules, que la nécessité d’empêcher des attentats, comme si, de 1939 à 1945, on avait déclaré ne vouloir frapper en Allemagne nazie que ceux dont on avait la preuve qu’ils préparaient quelque chose contre la France. Ce faisant on tente de légitimer une guerre, l'imposition de sa volonté à un ennemi politique, en la travestissant en action policière, la neutralisation de contrevenants à la loi et à la sécurité. Qui plus est, s'il y a action policière, celle-ci est préventive et donc illégale. On tente donc au bout du compte de légitimer une action par de l'illégalité. 

Il n’y a strictement aucune surprise dans le déroulement de la guerre de la France contre l’Etat islamique depuis un an. Il était évident dès le départ que la campagne de la coalition, purement aérienne, serait peu efficace et que la place de la France y serait marginale. Il était évident que cela engendrerait des tentatives d’attentats en France dont certaines réussiraient. Il était évident que la position de la France sur la Syrie serait incompatible avec celle des Etats-Unis, l’ « actionnaire » (au sens de celui qui agit) très largement majoritaire et qu’il faudrait sans doute s’aligner sur elle. La seule surprise vient en réalité de la réaction de nos gouvernants, pourtant forcément avertis de ce qui allait se passer. Au lieu de réaction, on devrait d’ailleurs plutôt parler d’empilement de réactions, de l’opération Sentinelle aux vols de reconnaissance-frappes au-dessus de la Syrie, en passant par la modification de la loi de programmation ou la loi sur le renseignement, qui semble se substituer à une stratégie cohérente. Il est évidemment nécessaire de s’adapter aux événements mais lorsque ceux-ci sont prévisibles depuis longtemps, ce n’est pas de l’adaptation mais de l’agitation.

On pouvait rester cohérent, soit en évitant de rejoindre la coalition dirigée par les Etats-Unis, soit en déléguant directement l’emploi de nos forces à leur stratégie sans en rajouter, ni faire semblant d’y être autonome. Il fallait et il faut toujours en tout cas assumer les conséquences. La guerre contre AQMI et al-Mourabitoune a sa cohérence, or celle contre l’OEI n’en a pas pour l’instant, or il est toujours difficile de rattraper les guerres mal engagées. Il n’est pas interdit non plus de prendre du recul sur les événements et de débattre des choses avant d’agir, c’est même paraît-il la force de la démocratie.

mercredi 21 octobre 2015

Détruire Daech ou laisser vivre l’Etat islamique (8 juillet 2015)

Version complète d'un article paru dans Le Monde du 2 juillet 2015
et disponible maintenant ici


Il n’existe fondamentalement que deux manières de terminer une guerre : la négociation, plus ou moins explicite, ou la destruction de l’un des camps. En Irak, les Américains, par l’intermédiaire ou non du gouvernement irakien, ont négocié avec l’armée du Mahdi en 2004 et 2008 ou avec les tribus sunnites à la fin de 2006. En revanche le dialogue n’y a jamais été envisagé, ni possible en fait, avec l’Etat islamique en Irak, premier avatar de Daech. La destruction était donc la seule option et en 2007 et elle a presque réussi. Elle reste, à ce jour et pour l’instant, encore la seule voie envisagée face à l’Etat islamique (EI).


Détruire

Le problème opérationnel qui se pose aujourd’hui est que si une campagne aérienne peut parfois imposer une négociation favorable, croire que cela peut entraîner la destruction de l’Etat islamique est en revanche un vœu pieux. C’est un espoir pourtant régulièrement mis en avant par certains responsables américains mais qui apparaît plus comme un argument de justification des actions en cours que comme une hypothèse sérieuse. Comme au temps du « comptage des corps » vietnamiens, le Pentagone peut se targuer de tuer 1 000 combattants ennemis chaque mois. Daech n’en augmente pas moins ses forces, et son expansion est surtout limitée par son incapacité à occuper le terrain au-delà de l’espace arabe sunnite qui lui assure ressources et légitimité.

Il est possible en fait que cette campagne aérienne, dont tous les Sunnites de la région constatent qu’elle les frappe eux et pas Assad, soit également et paradoxalement un sergent-recruteur  pour l’ennemi. D’un point de vue tactique, Daech a également adopté les méthodes de furtivité terrestre bien connues, comme la dispersion des forces, leur immersion dans la population, l’emploi de véhicules civils, la construction d’abris souterrains, etc. qui réduisent considérablement l’efficacité de la puissance aérienne. Pour autant, ces méthodes, en particulier la dispersion, ont aussi pour effet de rendre vulnérable à une offensive terrestre de grande ampleur. Or, celle-ci ne vient pas.  

Pour détruire un Etat ou une organisation formant un proto-Etat comme le « califat », on ne connaît pas pour l’instant d’autre moyen que de commencer par disloquer son armée et de réduire tout ce qui lui fournit les moyens et, surtout, les raisons de combattre. Cette dislocation ne peut, elle-même, être obtenue, à la manière de l’opération française Serval au nord du Mali, qu’en s’emparant du territoire contrôlé par l’ennemi tout en agissant sur les sources politiques de sa force et en préservant la population civile environnante.

Contre Daech, deux objectifs géographiques sont possibles : Mossoul, la grande ville du nord de l’Irak et capitale économique de l’organisation, et l’Euphrate, de Falloujah à Raqqa, la capitale politique. La deuxième option est la plus difficile mais sans doute la plus décisive. Une fois les drapeaux du califat auto-proclamé retirés de Falloujah, Ramādī, Abu Kamal, Deir ez-Zor et Raqqa, la capacité de résistance des autres territoires de l’EI sera très affaiblie, y compris à Mossoul. Les allégeances diverses hors du territoire central s’en trouveront également fragilisées.

Cette offensive sur l’Euphrate serait logiquement menée par un corps aéroterrestre blindé appuyé par une capacité de frappe en propre précise et puissante, et dont la mission serait de progresser le long du fleuve, de cloisonner une à une les cités pour s’en emparer puis de les nettoyer de toute présence ennemie visible. Elle pourrait partir d’Urfa en Turquie, à condition que le gouvernement d’Ankara l'accepte ou, plus probablement, de  Bagdad, base politique et logistique bien plus aisée. La mise en place de ce corps prendrait techniquement des semaines, des mois si on ajoute le processus de décision politique préalable à la formation d'une coalition. 

Autour de ce corps aéroterrestre et en profondeur du dispositif adverse, une autre force de frappe et de raids, s’attaquerait à la structure de commandement, à la logistique, aux mouvements et aux concentrations de forces. C’est bien cette combinaison des contraires entre l’impossibilité pour l’ennemi de se concentrer sous peine d’être frappé et l’impossibilité de résister efficacement à une puissante attaque au sol en étant dispersé qui donnerait un plein effet opérationnel. 

L’armée de Daech est constituée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, les estimations pouvant varier de 30 000 à 80 000, parfois plus si on intègre des unités non-permanentes de défense locale. C’est, en dépit de quelques matériels lourds, fondamentalement une force d’infanterie équipée de véhicules légers et d’armements soviétiques des années 1960. En soi, il n’y a là rien de très puissant, une très faible fraction par exemple des armées de Saddam Hussein broyées par les coalitions menées par les Américains. La différence est que les combattants de l’armée de Daech sont plutôt compétents tactiquement et surtout très motivés. Ce dernier point fait toute la différence, surtout face à des forces armées et milices qui ne le sont pas hors de leur zone ethno-confessionnelle mais aussi face à des armées professionnelles occidentales, tout à fait résolues mais dont les gouvernements sont sensibles aux pertes. En 2003, il a fallu, malgré toute l’armée irakienne, moins d’un mois aux divisions américaines pour s’emparer de Bagdad depuis le Koweït. Un an plus tard, la prise de la seule ville de Falloujah, tenue par quelques milliers de combattants légers, a nécessité neuf mois d'efforts.

D’un point de vue tactique, cette motivation extrême permet d’introduire sur le champ de bataille des combattants-suicide, souvent motorisés, qui servent de missiles de croisière du pauvre. Avec la mobilité des milliers de véhicules légers disponibles, elle autorise aussi des modes d’action très décentralisés, en essaim offensifs ou défensifs, enveloppant les forces adverses ou s’infiltrant entre elles à la recherche du combat rapproché.

Comme la reprise de Tikrit l’a montré en mars dernier ou les batailles de l’époque de l’occupation américaine, face à un tel adversaire s’emparer de chaque ville le long de l’Euphrate sera difficile et prendra à chaque fois des semaines sinon des mois, pour éliminer jusqu’au dernier combattant suicide ou le dernier piège explosif. Pour reprendre Falloujah en novembre 2004, face à 3 000 combattants, les Américains ont déployé 15 000 hommes et d’énormes moyens de feux. La saisie de la ville a demandé une semaine de combats difficiles et encore un mois supplémentaire de nettoyage de toutes les habitations, le tout au prix de 73 tués et plusieurs centaines de blessés. Le contingent américain présent en Irak (130 000 hommes) avait alors mis plus d’un an pour reprendre le contrôle des villes du Tigre et de l’Euphrate au nord de Bagdad. L’ordre de grandeur pour une offensive sur l’Euphrate menée par une force moderne représente donc au moins dix fois ce que la France a déployé avec l’opération Serval, soit plus de 40 000 hommes avec des milliers de véhicules blindés terrestres et d’aéronefs. Il faut s’attendre ensuite à ce que cette force déplore plusieurs centaines de morts et des milliers de blessés, et beaucoup plus s’il s’agit de forces moins modernes, protégées et professionnelles que les troupes occidentales. Une dépense quotidienne de l'ordre 20 millions d'euros serait un minimum.  

Encore ne s’agit-il là que de la phase de conquête, il faut ensuite contrôler et sécuriser le terrain pris tout en poursuivant la traque d’une organisation revenue à la guerre souterraine. Cette phase de stabilisation pourrait durer plusieurs années et nécessiterait de nombreux moyens humains, au moins 100 000 hommes, et de quoi administrer et faire vivre ce Sunnistan, avant une normalisation de la situation. Cela implique un comportement respectueux de la force occupante mais aussi, et c’est l’élément le plus important, un contexte politique qui fasse que cette force ne soit pas perçue comme illégitime. Cette phase de stabilisation, très différente dans sa forme à la phase de conquête, serait sans doute plus complexe que cette dernière. Il faut s'attendre à des coûts humains et financier nettement supérieurs, même si difficile à estimer. 

La stabilisation peut, si elle est bien conduite et avec les moyens suffisants, permettre de dégager des marges de résolution politique tout en tarissant l’Etat islamique et les autres organisations radicales de leurs ressources, le combat n’en sera pas terminé pour autant. Après avoir été chassé de Bagdad et d’Anbar en 2007, l’EII a survécu pendant des années dans les provinces de Salah al-Din et surtout de Ninive avant de reprendre de l’ampleur. La traque, affaire de police et de services, doit donc continuer pendant la stabilisation, et elle constitue aussi une œuvre de longue haleine.

Laisser vivre

Actuellement, aucun acteur régional ne possède les moyens pour réaliser toutes ces opérations. Les armées locales, qui ne sont plus vraiment des armées étatiques mais des forces de défense du régime et des groupes non-sunnites, n’ont pour l’instant pas la motivation pour réaliser la conquête de l’Euphrate et cela dépasse largement le seul problème de formation technique et tactique auquel s’attache, en Irak, la coalition. Rappelons que depuis la chute de Saddam Hussein, le département d’Etat américain a formé, avec l’aide de sociétés privées, une première « nouvelle » armée irakienne  qui s’est effondrée en avril 2004 ; que le département de la défense a pris le relais ensuite, encadrant (une équipe de conseillers par bataillon, état-major, camp d’entraînement), finançant (25 milliards de dollars), appuyant par ses feux et soutenant par sa logistique, une collection de 200 bataillons qui ne se sont vraiment avérés utiles aux côtés des Américains qu’au bout de trois ans. Avec la politique sectaire de Nouri el-Maliki et la concentration des forces efficaces autour de sa personne, cette troupe est ensuite rapidement devenue une armée Potemkine. Les Américains et leurs alliés peuvent donc s’efforcer de reformer une troisième « nouvelle » armée irakienne mais il n’y a guère de raison pour que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets. Quant à l’armée d’Assad, actuellement l’organisation pratiquant le plus le terrorisme au monde (mais ne se filmant pas), il ne peut être sérieusement question de l’épauler sous peine de renforcer encore la position politique de l'ennemi et de réduire la notre dans la population arabe sunnite, sans parler de certains de ses gouvernements.

Ajoutons encore une fois que la conquête ne constitue qu’une première phase et pas forcément la plus compliquée. Si ces forces sont déjà incapables de s’emparer des bastions de l’EI, elles sont encore plus incapables de les tenir si elles se comportent comme elles se sont toujours comportées jusque-là.

De fait, actuellement, seules des armées professionnelles occidentales, et peut-être russe, peuvent envoyer des soldats combattre avec courage et efficacité sur l’Euphrate avec éventuellement l’appoint de forces des monarchies arabes, jordanienne surtout. Les peshmergans du Kurdistan irakien et des Unités de protection du peuple (YPG) syriennes sont capables de défendre efficacement leurs territoires. Il est difficile de les imaginer aller au-delà, à Mossoul par exemple, par manque de capacités mais surtout parce que cela entraînerait des réactions fortes de la Turquie ou du régime de Bagdad. Le contrôle des champs pétrolifères de Kirkouk est une victoire mais aussi une pomme de discorde certaine pour la suite. 

Pour la phase de stabilisation, un contrôle par les Kurdes, les forces d’Assad ou par des milices chiites irakiennes est totalement inconcevable, comme l’ont montré, en Irak seulement, les suites de la prise de Tikrit ou les précédents des « forces spéciales de la police » utilisées par les gouvernements à dominante chiite depuis 2005. Pour assurer cette mission, il est pour l’instant difficile d’imaginer autre chose qu’une force internationale arabo-occidentale, en admettant que l’on trouve suffisamment d’Etats volontaires pour s’engager dans un nouvel « Afghanistan ».

Or et très clairement, les Etats extérieurs à la région, Etats-Unis en premier et sans qui rien d’important ne peut se faire, n’ont pas la volonté de s’engager vraiment, même lorsqu’ils sont frappés sur leur sol. Les affres des occupations afghane et irakienne sont encore trop récentes pour imaginer qu’un exécutif envisage sérieusement de le proposer à son opinion. En l’état actuel de la situation politique locale et intérieures aux différents membres de la coalition, il n’y aura donc pas de conquête de l’Euphrate, ni de stabilisation du territoire actuellement tenu par Daech.

La principale force de l’Etat islamique est la somme des contradictions et ambiguïtés qui paralysent ceux qui l’entourent pour qui il constitue à la fois un ennemi pour soi et un allié contre les autres. Envisager simplement de détruire militairement l’Etat islamique suppose donc d’abord une modification profonde du contexte politique environnant. Que le pouvoir se transforme à Bagdad et Damas, de gré ou par la force des événements, en quelque chose de plus légitime à la fois aux yeux de la communauté internationale et surtout à ceux des arabes sunnites de la région et il sera alors possible pour une coalition de mener une vraie offensive. Le centre de gravité de l’EI réside dans le soutien, plus ou moins volontaire, d’une grande partie de cette population des provinces sunnites. Que ce soutien s’effrite, par l’intransigeance de Daech ou la prise en compte des intérêts des tribus et groupes locaux et on peut concevoir un nouveau « mouvement du réveil » (Sahwa) qui avait permis le retournement spectaculaire de la situation en Irak en 2007. L’opposition sunnite à Daech existe. Elle ne constitue pas encore, par méfiance mutuelle avec Bagdad surtout, une force suffisante. Encore s’agit-là de ruptures positives. Les transformations radicales des pouvoirs à Bagdad et surtout à Damas peuvent engendrer aussi des scénarios plus négatifs et difficilement prévisibles.

Sans un de ces « cygnes noirs », c’est ce qui est le plus probable, Daech continuera d’exister, fluctuant plus ou moins dans son espace actuel, et ses allégeances extérieures. Il faudra alors accepter de vivre en situation de guerre endémique, et donc d’accepter d’autres attaques terroristes, jusqu’à l’acceptation de l’existence d’un nouvel Etat radical au Moyen-Orient. La situation ressemblera alors en proportion réduite à l’attitude des Occidentaux face aux Bolcheviks, refusant leur existence mais ne voulant pas mener, outre quelques petites expéditions périphériques, une guerre directe contre eux et se contentant de soutenir des factions locales divisées. L’URSS s’est finalement formée, a occupé tout le vide politique qu’elle pouvait occuper pour se consacrer ensuite prioritairement à la mise en œuvre du communisme « dans un seul pays » et secondairement au Komintern. L’Occident a fini pas vivre avec la présence d’une URSS, contenue mais reconnue jusqu’à son effondrement. Plus récemment, l’Iran des mollahs a mis en place en 1979 une version chiite de l’Etat islamique actuel. La France et les Etats-Unis en particulier, l’ont affronté indirectement (provoquant la mort de plus de Français que Daech pour l’instant) puis se sont contentés de le contenir, avant, sans doute sous peu, de le reconnaître et de faire la paix. Nous avons également accepté de vivre, et même un temps de s’associer, avec la Libye de Kadhafi, que nous avions combattu au Tchad et qui avait, entre autres et là-aussi, tué plus de citoyens français par attentats que Daech. Nous sommes très proche d’une Arabie Saoudite, qui sur le fond n’est pas très différente idéologiquement de l'EI, mais qui a le bon gout de ne pas filmer ses exécutions et d’être riche. Sans les attentats du 11 septembre 2001, les Taliban seraient probablement toujours à Kaboul.


Il n’est pas exclu, l’armaggedon syrien attendu ne venant pas, que l'EI se concentre sur la gestion de son espace, avec l’ambition d’en faire un modèle viable. S’il y parvient sans éclater, ce qui n’est pas évident au regard de l’histoire du monde arabe sunnite, dans dix ou quinze ans peut-être peut -il avoir un comportement comparable à un Etat « normal ». Certains pays trouveront même avantageux de discuter avec lui. Un tel processus d'acceptation serait long, difficile à admettre, mais il est possible, sinon malheureusement hautement probable, faute de réelle volonté contraire. Il reste à imaginer ce que va représenter la vie avec Daech.

mardi 20 octobre 2015

Valse avec Bachar-Une brève histoire militaire du conflit syrien (2011-2015)

                           Version modifiée 22/10/2015

La contestation qui se développe au printemps 2011 est typique des révoltes de la mondialisation. L’ouverture économique de la Syrie depuis le début du siècle a profondément enrichi l’asabiyya (groupe de solidarité) au pouvoir et ses protégés ainsi que, dans une moindre mesure, la bourgeoisie citadine y compris sunnite. Elle a aussi engendré, ainsi que plusieurs sécheresses, de grandes inégalités et la paupérisation de producteurs locaux face à la concurrence étrangère ou l’inflation alors même que l’Etat réduisait parallèlement son action sociale.

Les monarchies du Golfe ont profité de cette ouverture pour investir largement dans le pays et occuper aussi la place abandonnée par l’Etat. Les organisations non-étatiques islamistes ont ainsi repris largement à leur compte l’action sociale, alors que les mosquées financées par l’Arabie saoudite se multipliaient. Avec le soutien de Damas, la Syrie des années 2000 constitue également la base arrière d’organisations armées djihadistes qui luttent contre les Américains en Irak, et qui ne sont pas toutes neutralisées à la fin du conflit.

Sont ainsi mis en place tous les ingrédients d’une explosion politique et sociale et de sa dérive rapide en guerre civile d’une grande violence.

La cristallisation d’une guerre civile

Les premiers appels à manifester apparaissent dès le mois de février 2011, à l’exemple des mouvements précédents du Printemps arabe. La répression souvent brutale, en particulier à partir des manifestations de Deraa à la fin du mois de mars, entraîne, malgré les mesures d’apaisement proposées par le régime, une violente croissante dans les confrontations.  

A la fin de l’année 2011, le conflit est déjà clairement une guerre civile entre les Arabes sunnites pauvres, soit à peu près la moitié de la population, et le régime et ses minorités protégées, y compris la bourgeoisie sunnite, les deux millions de Kurdes vivant le long de la frontière turque formant un troisième camp. Les groupes armés se multiplient dans la Syrie « périphérique» : banlieues des grandes métropoles, zones rurales pauvres, tribus de l’est du pays, zones de contact avec la Jordanie, le Liban et la Turquie.

Au début de 2012, la stratégie du régime d’Assad évolue. Il n’est plus question de mettre fin rapidement à une contestation civile par un mélange de répression ciblée et de concessions mais bien de gagner une guerre qui s’annonce difficile et longue. Alors que les provinces côtières de Lattaquié et Tartous, à large dominante alaouite, sont solidement tenues par le régime, l’objectif premier devient la sécurisation de la Syrie dite « utile », c’est-à-dire l’axe nord-sud reliant Alep-Idlib-Homs-Damas-Deraa. Par leur importance intrinsèque et la proximité des frontières, ces cinq localités sont toutes d’une importance stratégique vitale et forment autant de zones séparées et simultanées de combats.

Le régime est donc obligé de fractionner une force limitée à la partie fiable de son armée, soit la garde républicaine, deux divisions de forces spéciales et surtout à la 4e division blindée commandée par Maher, frère de Bachar el-Assad, unités auxquelles on peut adjoindre ponctuellement de groupes ad hoc jugés politiquement sûrs et issus des divisions régulières locales.. Le reste de l’armée, dont les conscrits sont majoritairement sunnites, est cantonnée et surveillée par l’échelon de contrôle formé par les services de sécurité et les Chabihas (« fantômes ») organisation criminelle au service de la famille Assad. Cette surveillance n’empêche pas pour autant les multiples désertions et les transferts d’armes vers la rébellion.

Cette force de choc loyaliste, peut-être 130 000 hommes d’inégale valeur, est lourdement équipée mais elle est insuffisante en volume pour s’emparer et contrôler tous les ensembles urbains tenues le long de l’axe de guerre par des groupes armés locaux, peu mobiles et légèrement armés, mais protégés au cœur de zones densément peuplées. Le mode opératoire offensif utilisé par les forces loyalistes consiste dès lors en une série d’opérations limitées en effectifs engagés mais d’une grande violence de façon à chasser les populations hostiles et écraser les combattants rebelles. La force aérienne, peu utilisée jusque-là pour ne pas donner le prétexte, comme en Libye, à une intervention militaire occidentale, devient le premier instrument de terreur. Les premiers largages de barils d’explosifs débutent à l’été 2012 et à la fin de l’année le régime commence à employer aussi des missiles balistiques Scud.

La « bataille des villes », débute en février 2012 avec la reconquête de Zabadani près de la frontière libanaise et le siège de Homs. C’est le début de l’exode massif de plusieurs millions d’habitants à l’intérieur du pays et les pays limitrophes. Ces opérations successives de terreur permettent de reprendre pied dans quelques localités, comme à Idlib en mars 2012. Elles contribuent surtout par contrecoup au recrutement de la guérilla rebelle et à sa radicalisation, facilitée par ailleurs par la libération par le régime de Damas, en mai 2012, de 250 prisonniers politiques dont la plupart rejoignent les mouvements djihadistes. Pour Assad, cette radicalisation islamique présente le double avantage de diviser la rébellion et d’accréditer une posture « anti-terroriste », susceptible à la fois d’attirer certaines sympathies occidentales et de mobiliser son propre camp.

La mosaïque rebelle sunnite

La rébellion est, de son côté, très hétérogène. La tentative d’unification sous l’égide politique du Conseil national syrien (CNS) et militaire de l’Armée syrienne libre (ASL), tous deux formés à l’été 2011, ne donne que des résultats mitigés. Reconnu presque immédiatement par la France puis par d’autres pays occidentaux, le CNS, dominé par les Frères musulmans, est très vite contesté. Un an plus tard à Doha, le CNS est intégré avec le conseil national kurde et les comités locaux dans la Coalition nationale des forums de l’opposition et de la résistance (CNFOR). Un commandement militaire suprême (CMS) fait alors office de ministère de la défense et de point d’entrée des financements à destinations des fédérations armées.

L’ASL, formée initialement de déserteurs et principalement soutenue par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, est la première de ces fédérations. Elle s’appuie d’abord sur les nationalistes baasistes du « Front des hommes libres » (Jabhat Arar Syria) ou « Les petits-fils du Prophète » (Ahfad al-Rassoul), forts surtout dans le sud de l’axe de guerre, de Homs à Deraa. Il lui arrive cependant rapidement d’accueillir aussi des groupes islamistes.

En septembre 2012, le Front islamique pour la libération de la Syrie (FILS) regroupe à son tour dix-sept groupes dont les plus importants sont « Les bataillons Farouk » (Katibat Farouk), « La brigade de l’unicité » (Liwa al-Tawhid) ou « Les faucons du Levant » (Suqour al-Sham). Ces organisations proches des Frères musulmans sont très actives au centre du pays dans les provinces de Homs et Hama, mais sont aussi présentes aussi à Deraa, Alep ou Deir ei-Zor. Le FILS est particulièrement aidé par le Qatar et la Turquie, soutiens traditionnels des Frères musulmans, mais il conserve aussi des liens avec l’ASL.

Deux mois plus tard se forme le Front islamique syrien (FIS), une structure encore plus puissante. D’obédience salafiste, le FIS regroupe onze groupes dont le plus puissant est « Les hommes libres du Levant » (Ahrar el-Sham) dirigé par Hachem el-Cheikh, dit Abou Jaber et fort de 10 à 20 000 hommes selon les époques.  Ces groupes armés radicaux sont surtout forts dans le nord du pays mais ils sont présents aussi dans les régions de Homs, Damas et Raqqa. Ils sont surtout financés par de riches donateurs du Golfe.

Avant cela, le printemps 2012 a vu également la création du « Front pour la victoire » (Jabhat al-Nosra, JAN), d’abord émanation de l’Etat islamique en Irak (alors branche d’Al Qaïda) rejoint par des djihadistes syriens, souvent anciens combattants en Irak et libérés par le régime l’année précédente, dont probablement son leader Abu Mohammad al-Julani. Al-Nosra se distingue rapidement des autres mouvements par son emploi massif des attaques-suicide, sa discipline et son efficacité au combat. Présent surtout initialement sur l’Euphrate, al-Nosrah étend rapidement son influence dans le nord et le centre du pays.

Toutes ces brigades et fédérations arabes sont des organisations concurrentes, notamment dans l’allocation des ressources au sein d’une économie de guerre qui se met en place, mais qui, malgré les divergences idéologiques, n’hésitent pas à coopérer face à l’ennemi commun. Elles regroupent ensemble peut-être un ordre de grandeur de 200 000 hommes armés permanents, soit bien plus par exemple que la guérilla sunnite en Irak face aux forces américaines. Il faut y ajouter des volontaires occasionnels, sans doute aussi nombreux pour combattre localement, et une capacité totale de recrutement, dans cette population très jeune, de peut-être un million d’hommes.

L’éclatement géographique, les rivalités, le manque initial de compétences de la plupart de ses combattants réduisent longtemps les capacités offensives des groupes rebelles, hormis quelques coups d’éclat comme l’attaque du quartier général de la sécurité le 18 juillet qui tue le ministre et le vice-ministre de la défense ainsi que le général Turkmani, principal conseiller d’Assad. Les capacités défensives sont en revanche très importantes.

L’internationale chiite

Au bilan, les deux adversaires manquent de suffisamment de capacités offensives pour s’imposer. Les combats sont fragmentés et, pour plus de 80 % des cas, se déroulent le long d’une bande de 500 km de long sur une centaine de profondeur. Il faut des semaines pour s’y emparer de quartiers et les moyens manquent pour les tenir ensuite. Le conflit tourne à la guerre d’usure.

En 2013, les rebelles, plus nombreux, mieux équipés et organisés, montent des opérations offensives de plus en plus importantes. Au printemps, le Front al-Nosrah, Ahrar el-Sham et l’ASL prennent le contrôle de Raqqa et de la majeure partie de l’Euphrate, ils s’implantent solidement dans la province d’Idlib mais aussi près de Deraa. Ils mènent également une campagne coordonnée contre les bases militaires de l’armée syrienne de manière à en affaiblir les moyens et à s’équiper soi-même. En janvier, après deux mois de combat, la base aérienne de Taftanaz est prise avec de nombreux matériels. Les pertes occasionnées à cette occasion (peut-être plus de vingt hélicoptères), l’usure et l’emploi d’armes antiaériennes, SA-7 et mitrailleuses lourdes, réduisent les capacités aériennes loyalistes. En avril, c’est le complexe militaire de Dabaa qui est pris, près de Homs, ainsi que la base aérienne de Mennagh dans la banlieue d'Alep. La frontière avec la Jordanie passe sous le contrôle de la rébellion.

L’intervention étrangère permet, une première fois, de juguler cette tendance négative pour le régime de Damas. A partir de mai 2013, l’intervention du Hezbollah libanais et sa victoire dans la longue bataille de Qousseir, permet de contrôler la zone stratégique au centre des provinces tenues par le régime ainsi que les axes Damas-Beyrouth et Homs-Beyrouth. En juin 2013, deux offensives permettent de contrôler totalement Homs. Depuis, plus de 8 000 combattants du Hezbollah,  aidés de plusieurs milliers de Pasdarans iraniens de la division Sabrin, défendent solidement la périphérie de la frontière libanaise mais ils peuvent intervenir aussi ponctuellement sur l’ensemble du front.

L’aide iranienne permet aussi au printemps 2013 de créer les Forces de défense nationale (FDN), regroupement au sein de commandements régionaux des Chabiha, des groupes paramilitaires et des milices d’autodéfense de l’Armée du peuple (Jaych al-Sha’bi) qui s’étaient formées parmi les minorités alaouite, druze et chrétienne. L’ensemble finit par représenter 100 000 hommes armés et formés avec l’aide de l’organisation iranienne Qods, bras armé des Gardiens de la révolution iraniens à l’étranger. Les FDN servent surtout à l’autodéfense mais sont de plus en plus utilisées à partir de 2013 comme forces supplétives de l’armée régulière pour assurer des missions secondaires de protection et d’occupation.

Plusieurs milices chiites étrangères sont également présentes en Syrie en 2013, comme la brigade afghane hazara et surtout les milices chiites venues d’Irak, soit peut-être 15 000 hommes au total, mais qui y retourneront pour beaucoup en 2014, au moment de l’offensive de l’Etat islamique. A ce moment-là, l’Iran, qui, par ailleurs, assure de plus en plus le financement de l’Etat syrien, impose la création du Hezbollah syrien.

L’ensemble forme une coalition armée chiite sous une direction iranienne, indispensable à la survie du régime mais dont la présence suscite des réactions nationalistes et l’intervention, financière, des monarchies du Golfe.

La crise chimique

Le 21  août, une attaque chimique particulièrement meurtrière a lieu dans la Ghouta orientale, à l'est de Damas, provoquant entre 300 et 1800 morts selon les estimations. Les deux camps s'accusent mutuellement d'être responsable de l'attaque mais la culpabilité du régime de Damas, alors tout à ses offensives de terreur, voire de purification, ne fait plus de doute. Après plusieurs jours de crise, les Etats-Unis, qui avaient pourtant déclaré que l’emploi d’armes chimiques entraînerait automatiquement une rétorsion militaire, acceptent finalement le plan russe de démantèlement de l’arsenal syrien.

Outre l’humiliation française, la reculade américaine a de fortes conséquences au sein de la rébellion. Les fédérations qui espéraient une intervention occidentale, comme le FILS et le FIS, sont abandonnées par plusieurs brigades et finalement dissoutes fin septembre. Une nouvelle fédération apparaît, le Front islamique, forte de 50 000 combattants avec Ahrar al-Sham, l’Armée de l’islam (Jaysh al-Islam) très présente dans la région de Damas, et Liwa al-Tawhid. La tendance radicale islamique, salafiste ou frèriste, depuis toujours favorisée par les monarchies du Golfe, domine alors largement la rébellion. Au moins de décembre, un Front révolutionnaire syrien (FRS), fort de peut-être 10 à 15 000 hommes, est bien formé sous l’égide des Etats-Unis en réponse au Front islamique mais après quelques combats, il finit par s’associer à lui.

La guerre à l’Est

A côté des groupes rebelles arabes, les Kurdes syriens ont également formé plus de quinze mouvements politiques. En octobre 2011, la plupart de ces mouvements se réunissent dans le Conseil national kurde (CNK) parrainé par Massoud Barzani, président du gouvernement kurde irakien et leader du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien. Le CNK, qui s’associe à la fin de 2013 au CNS au sein de la CNFOR, est cependant contesté et rapidement marginalisé par le Parti de l'union démocratique (PYD), branche syrienne du Parti des travailleurs kurdes (PKK). Le PYD dispose de sa propre armée, forte de peut-être 40 000 hommes : les Unités de protection populaire (Yekîneyên parastina gel, YPG).

Le CNK est l’interlocuteur privilégié de la Turquie et du Kurdistan irakien contre le PYD et le PKK soupçonnés de s’entendre avec le régime d’Assad et l’Iran. Non seulement les combats entre les YPG et les forces loyalistes ont été rares mais celles-ci ont pu évacuer sans heurt le Rojava (Kurdistan syrien) en juillet 2012 et renforcer ainsi l’axe de guerre. Le PYD s’est accordé aussi avec le régime d’Assad pour que celui-ci maintienne une présence dans les régions pétrolifères de Qamichli et Hassakeh, assurant une source de revenus importante pour les deux camps. Le PYD qui cherche à joindre ensemble les trois zones kurdes est en revanche en lutte contre les mouvements rebelles très présents dans le nord du fait de la porosité volontaire de la frontière turque. En juillet 2013, il prend ainsi le contrôle de la ville clé de Ras Al-Aïn, sur la frontière, en y chassant le Front al-Nosra. En novembre 2013, le PYD, hégémonique sur le terrain, riposte au rapprochement du CNK avec le CNS et la Turquie en décrétant l’autonomie unilatérale du Rojava.

La période voit également la rupture entre l’Etat islamique en Irak et Al-Qaïda. En juin 2013, Ayman al-Zawahiri demande à l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi, devenue Etat islamique en Irak et au Levant, de renoncer à ses prétentions en Syrie. Al-Bagdhadi rompt alors avec Al-Qaïda. En novembre, al-Zawahiri annonce que le Front al-Nosra est la seule branche d'Al-Qaïda en Syrie. Cela entraîne en janvier 2014 un conflit ouvert entre l’Etat islamique d’un côté et le Front al-Nosra, le Front islamique et l’ASL de l’autre. Les combats du printemps 2014 s’achèvent par la mainmise de l’EI sur l’Euphrate syrien, à l’exception de l’aéroport et de la base militaire de Deir ez-Zor, conservés par les forces loyalistes. Les victoires spectaculaires en Irak, dont la prise de Mossoul, le ralliement de plusieurs tribus locales et de plusieurs mouvements sunnites irakiens, la proclamation du Califat en juin 2014 font alors rapidement croître la puissance de l’organisation qui se territorialise, suscite des allégeances et attire des milliers de combattants étrangers.

Cette puissance renouvelée après le reflux de 2007, et l’exécution d’otages américains entraînent, en août 2014, une nouvelle intervention militaire des Etats-Unis à la tête d’une coalition. Cette intervention se veut cependant indirecte, selon le mode opérationnel « frappes et soutien ». Les instruments de frappes se limitent toutefois seulement aux chasseurs et bombardiers, ce qui en réduit l’efficacité, et le soutien se résume à une assistance technique militaire auprès de l’armée irakienne et de certains mouvements rebelles syriens. Les premières frappes aériennes en Syrie interviennent à la fin septembre 2014, contre l’EI mais aussi contre al-Nosra, au rythme moyen d’une dizaine par jour. Cela n’interrompt pas la progression parallèle et concurrente des deux mouvements djihadistes.

La montée en puissance de l’EI, qualifié ouvertement de traître par tous les mouvements rebelles, constitue une chance pour le régime d’Assad qui s’accommode de la montée en puissance des djihadistes pour justifier une posture de « combattant contre le terrorisme » et de protecteur des minorités religieuses. Qui plus est, l’EI combat peu les forces loyalistes, beaucoup moins en tout cas qu’il ne combat les autres groupes rebelles ou les YPG. Il constitue donc, tant que ses interventions dans la zone de l’axe central sont encore limitées, un bon allié de revers et une bonne justification.

En juillet 2014, l’EI s’implante dans la province d’Alep avant d’échouer face aux Kurdes du YPG, aidés de l’ASL et puissamment appuyés par les frappes aériennes américaines, au grand dam, une nouvelle fois, des organisations rebelles sunnites. L’EI est repoussé de Kobane et les YPG attaquent au début de 2015 dans la province d’Hassaké, à Tall Hamis et Ras al-Aïn, qui sont prises en juin, et coupent Raqqa de la frontière turque tout en joignant les cantons de Kobane et Cizîrê.

Fin juillet 2015, c’est la ville de Sarrine qui est occupée, soulageant Kobané et surtout menaçant l’autoroute M4, axe logistique de l’EI entre Raqqa et Alep. La force grandissante des YPG et la crainte de la création du corridor kurde entraînent alors l’intervention militaire turque. Cette intervention, accompagnée de l’entrée dans la coalition et l’autorisation donnée d’utiliser la base d’Incirlik, vise officiellement l’EI. Les attaques turques frappent en réalité beaucoup plus les positions du PYD, à Zur Maghar, et surtout les bases du PKK en Irak, rompant un processus de paix engagé depuis six ans. La Turquie propose également la mise en place d’un sanctuaire rebelle arabe, au nord d’Alep, protégé par la coalition contre les loyalistes et l’EI mais placé entre les cantons kurdes d’Afrin et de Kobane.

Le régime d’Assad à nouveau en danger

La deuxième évolution militaire majeure du printemps 2015 est l’association, avec plusieurs groupes mineurs, d’al-Nosra et d’Ahrar al-Sham, les deux mouvements rebelles syriens les plus puissants, au sein de l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah), formée en mars 2015. Plus organe de coordination que véritable fédération, l’Armée de conquête est soutenue ouvertement et puissamment par la Turquie et l’Arabie Saoudite jusque-là plutôt réticente envers Ahrar al-Sham.

Cette alliance s'attaque d'abord, à la fin 2014, au Front révolutionnaire syrien et au mouvement Hazzm, affiliés à l’ASL et soutenus par les Etats-Unis. Ces groupes sont vaincus et rejoignent les Forces démocratiques syriennes (FDS), une nouvelle fédération largement dominée par les YPG. Les forces loyalistes sont également rejetées en février 2015 dans leur tentative de dégager Alep malgré une forte concentration des moyens. L’Armée de la conquête contre-attaque et obtient un grand succès contre l’armée d’Assad en s’emparant de la ville d’Idlib en mars (sur qui plus de 300 barils d’explosifs sont largués en représailles) puis du reste de la province dans les semaines qui suivent, menaçant le port de Lattaquié et s’emparant du barrage de Maassara. La zone tenue par l’Armée de la conquête dans le nord du pays représente alors la moitié de la superficie tenue par l’ensemble des mouvements rebelles, hors Etat islamique.

La concentration des forces d’Assad dans le nord, permet également à l’EI d’attaquer au centre du pays, de s’emparer facilement de la région du Lac el-Assad qui alimente en eau une grande partie des plaines fertiles de Syrie et surtout de la ville de Palmyre. L’EI contrôle désormais aussi tous les poste-frontières entre la Syrie et l'Irak. Une autre « Armée de la conquête » est formée dans la région centrale à la frontière libano-syrienne mais elle est vaincue dans les monts Qalamoun par l’armée syrienne et surtout le Hezbollah, toujours très actif et efficace dans ce secteur.

L’échec de la tentative de dégagement d’Alep en février et cette série de contre-attaques témoigne d’une usure des forces du régime d’Assad, qui ont perdu au moins 50 000 morts et au moins autant de blessés graves depuis le début du conflit et commencent à manquer cruellement d’effectifs et de capacités de financement. Ils provoquent aussi un surcroît de difficulté économique, avec en particulier un effondrement de la monnaie, et une crise politique intérieure entraînant notamment l’élimination de plusieurs personnalités importantes des organes de sécurité, sans doute suspectes de menacer le pouvoir.

Le surge russe

La possibilité d’un effondrement du régime impose le déploiement russe à la fin du mois de septembre et sans doute aussi un renforcement iranien sur place. Le dispositif russe est quadruple. Il comprend d’abord un dispositif de protection anti-aérien (missiles S-300 sur le croiseur Moskva, Pantsir-S1 et Tor M1, quatre chasseurs Su-30 M) qui servent à protéger définitivement l’armée d’Assad contre toute velléité de la coalition à son égard. La force terrestre, du volume d’une petite brigade interarmes d’infanterie de marine, a sans doute pour vocation première de protéger les bases de Lattaquié et de Tartous mais elle peut participer ponctuellement aux combats au sol, notamment avec sa batterie d’artillerie. La force de frappe est double avec une capacité en profondeur (18 bombardiers Su-24 et Su-34, missiles de croisière de la flottille de Caspienne), destiné aux objectifs les plus importants, la plupart du temps fixes, et une capacité d’appui-sol avec douze avions Su-25 et seize hélicoptères d’attaque.

Le mode d’engagement de la coalition américaine contre l’EI est systémique. L’ensemble du dispositif de l’ennemi est attaqué simultanément mais par une partie seulement des moyens disponibles (bombardiers, chasseurs-bombardiers ou drones) en espérant obtenir, au mieux, un effondrement généralisé ou, au pire, une dégradation de ses capacités. La doctrine d’emploi russe des forces est, au contraire, opératique et consiste à une succession d’opérations localisées dans lesquelles sont engagées la totalité des moyens. S’il n’est pas question délibérément de terroriser la population civile, comme les forces armées syriennes, la nature et la puissance indiscriminée des moyens engagés aboutissent souvent au même résultat.

Dans ce contexte, les forces engagées permettent d’abord de contribuer à l’affichage « anti-terroriste » en frappant l’EI, peu en réalité, et en arborant un nombre de frappes impressionnant, même si les cibles traitées par la force d’appui ont souvent de faible valeur tactique. Elles permettent surtout de rétablir l’équilibre des forces sur la zone de front menacée, voire même de le renverser localement. Face à l’Armée de la conquête, l’ennemi prioritaire, le camp loyaliste peut ainsi envisager de sécuriser la région d’Hama à Homs et, surtout, de reprendre Idlib ou dégager Alep. Il est même possible de lancer une opération symbolique sur Palmyre. Ce renforcement irano-russe est cependant sans doute insuffisant pour changer le rapport de forces général, d’autant qu’il peut provoquer en réaction un soutien accru à l’Armée de la conquête et susciter l’arrivée de nouveaux volontaires pour le djihad.

Rompre l’équilibre

La situation est pour l’instant équilibrée en Syrie entre cinq forces militaires dont aucune ne peut actuellement être vaincue : L’alliance autour du régime d’Assad, L’Etat islamique, le Front islamique associé à al-Nosrah, l’organisation nationaliste Front sud tenant la province de Deraa, le PYD kurde et les forces arabes intégrées dans les FDS, les Etats-Unis enfin qui soutiennent les deux derniers groupes et interviennent directement contre les djihadistes syriens. D’autres acteurs périphériques jouent un rôle militaire secondaire dans le conflit syrien : le gouvernement irakien, la Turquie, les monarchies arabes et les alliés occidentaux des Etats-Unis.

Le déblocage ne peut survenir que d’un changement radical dans les rapports de forces. Ce changement peut survenir de retournements d’alliances comme en Irak de 2006 à 2008 mais il est difficile d’imaginer à ce jour ce qu’il pourrait être tant les camps semblent irréconciliables après autant de violence et de présences étrangères contradictoires. Les facteurs de rupture semblent pour l’instant se limiter à deux. Le premier serait un changement du régime de Damas, qui irait bien au-delà du départ de Bachar al-Assad, pour, tout en évitant l’effondrement du système de défense, attirer les mouvements nationalistes et si possible les Kurdes. Le second serait une extension des organisations djihadistes suffisamment importante et dangereuse pour effrayer les organisations rebelles et justifier d’un front commun national. Dans les deux cas, la position de la mouvance salafiste-frèriste et de ses sponsors seront déterminantes. Si l'opposition à Assad et à l'Iran l'emporte sur la perception des risques du développement djihadiste, y compris sur l'Arabie saoudite, il est peut-être concevable de voir un retournement spectaculaire. Si ce n'est pas le cas, et c'est le plus probable, l'équilibre des forces ne sera sans doute pas rompu. Il reste les Etats-Unis, qui ont un peu plus de marge de manœuvre que les autres acteurs et surtout plus de moyens. Le choix stratégique de Washington, pour l'instant indécis, sera probablement décisif. 

Ces scénarios sont très aléatoires. A court terme, la rupture d’équilibre ne peut survenir que d’un changement radical du rapport de forces militaires, autrement dit par le renforcement suffisamment important d’un des camps pour lui permettre des opérations offensives décisives.

Pour deux de ces forces, les Kurdes du PYD et les nationalistes du Front sud, le renforcement ne peut s’effectuer vraiment que par les Etats-Unis et sous la forme de financements, essentiels pour recruter, et d'équipements. Dans le premier cas, la liberté politique d’action des Kurdes est limitée à la défense de leur territoire ; dans le second, le Front sud affrontant presque exclusivement le régime d'Assad, cela entraînerait la confrontation presque directe avec la Russie, ce que les Etats-Unis ne souhaitent pas.

Ce qu’il est possible de faire, en revanche et tout en restant une stratégie d’endiguement, c’est d’élargir le spectre des forces de la coalition, à l’image de ce que font les Russes en Syrie ou les forces françaises au Sahel, ce qui donnerait un surcroît d’efficacité très net contre l’Etat islamique. Les Américains se l’interdisent pour des raisons psychologiques (ne pas réengager l’US Army ou les Marines au combat en Irak) et institutionnelles (un tel réengagement ne pourrait s’envisager qu’avec un vote du Congrès). C’est peut-être l’occasion pour les Alliés qui prennent encore des risques militaires, de prendre, eux, l’initiative d’un engagement beaucoup plus efficace. A cet égard, les 7 500 hommes de l’opération Sentinelle, ou au moins une partie d’entre eux, seraient bien plus utiles contre l’Etat islamique, en Irak, en Turquie ou en Jordanie, au sein d’une brigade aéroterrestre de raids. Il serait nécessaire pour être encore plus efficace de concilier cette capacité accrue de frappes d’une action au sol menée par une force locale sunnite, éventuellement mercenaire et encadrée par nos forces, à la manière des « fils de l’Irak » ou de l’ancienne Légion arabe.

Dans l’immédiat, l’affaiblissement de l’Etat islamique pourrait profiter à l’armée irakienne facilitant sa progression vers Mossoul, dont la reprise serait un coup dur pour l’EI, mais aussi au PYD dans la région d’Alep, à l’Armée de la conquête dans la même région et au centre du pays. Ces organisations syriennes, kurdes et arabes de toutes obédiences, pourraient même participer à l’offensive contre cet ennemi commun si le régime d’Assad, pour qui l’EI reste de fait un allié de revers, ne tente pas les en empêcher en les attaquant. Dans un scénario favorable pour la coalition, il pourrait même en profiter pour attaquer l’EI dans la Syrie centrale et reprendre Palmyre. Cette tendance négative pourrait dissoudre les allégeances sunnites et accélérer le phénomène.

Le renforcement significatif des forces loyalistes ne peut survenir, quant à lui, que de l’extérieur avec un engagement supplémentaire des forces iraniennes et russes, jusqu’à constituer, avec des troupes syriennes fiables, une masse de manœuvre de 50 000 hommes bien équipés, encadrés et appuyés. L’engagement d’une division interarmes professionnelle russe serait à cet égard particulièrement important. Cette force de manœuvre pourrait alors être utilisée pour dégager définitivement et successivement les quatre zones critiques d’Alep, Idlib, Homs-Hama et Damas contre la force radicale menée par al-Nosrah et Ahrar al-Sham. Cette offensive pourrait être aidée par les Kurdes, en échange d’une reconnaissance de l’autonomie et de la continuité de leur territoire, et même de la coalition. Elle peut être appuyée opportunément par l’EI qui en profiterait pour conforter ses positions, y compris symboliques, au détriment d’al-Nosrah. Pour contrebalancer cet avantage, il serait donc bon que la série d’offensives loyalistes soit accompagnée d’une pression supplémentaire de la coalition contre l’EI.

Entre les deux, le renforcement significatif des forces rebelles peut survenir par le recrutement de volontaires locaux grâce à un financement accru de la part des monarchies du Golfe et de la Turquie mais aussi l’arrivée de volontaires étrangers, actuellement estimés entre 30 et 40 000 en Syrie mais surtout présents au sein de l’EI. Il peut survenir surtout de la fourniture par ces sponsors arabes d’équipements modernes, en particulier des missiles antichars ou anti-aériens, fourniture jusque-là très contrôlée par les Etats-Unis par crainte de voir, non sans raison, ces matériels être finalement utilisés aussi contre la coalition. L’introduction de tels armements augmenterait les pertes ennemies, en particulier russe, et obligerait surtout à l’emploi de méthodes offensives différentes, beaucoup plus intégrées et complexes, donc plus coûteuses et lentes. Ces facteurs sont cependant largement défensifs et les forces rebelles radicales seraient encore insuffisantes pour subjuguer l’armée d’Assad. Une offensive décisive, passerait sans doute d’abord par l’usure des moyens étrangers, russes en premier lieu, en espérant leur repli et nécessiterait probablement l’alliance avec les forces nationalistes du sud, voire même avec l’EI.


Au bilan, la situation militaire en Syrie est d’une grande complexité mais aussi pour l’instant d’une grande stabilité car les rapports de force sont équilibrés et les facteurs défensifs sont prédominants. A moins d’un retournement politique important, cet équilibre peut se maintenir pendant encore plusieurs années tant qu’un camp ne sera pas radicalement renforcé par une puissance extérieure. Il n’est pas évident pour autant que la victoire de cet acteur renforcé soit synonyme de paix. 

lundi 19 octobre 2015

La dernière bataille de France-Un livre du général Vincent Desportes

Dans 50 ou 100 ans, des historiens se demanderont comment les gouvernements successifs de la France ont pu accepter de mettre le pays dans un tel état de vulnérabilité quelques années seulement après la fin de la guerre froide. La lecture d’un (vieux) manuel d’histoire suffisait pourtant à apprendre qu’à long terme des menaces majeures finissent toujours par apparaître et convaincre du caractère suicidaire d’une telle politique, si tant est que cette longue suite de lâchetés et d’abandons puisse être considérée comme une politique.

Ces historiens découvriront aussi rapidement que ce désarmement était sous les yeux de tous, à condition bien sûr de s’extraire des discours officiels sur la « juste suffisance », la « sanctuarisation », le format « plus réduit pour être plus réactif » ou des déclarations de généraux annonçant  fièrement devant l’IHEDN que « la France disposait de tous les moyens pour faire aux enjeux internationaux », toutes déclarations, au mieux myopes et au pire hypocrites.

Ces historiens découvriront qu'il suffisait de lire, hors du cercle des « responsables », quelques citoyens intéressés par la défense de leur pays et stigmatisés officiellement comme « pseudo-expert auto-proclamés » (expression utilisée la première fois à la fin de 2013 pour disqualifier ceux qui estimaient que l’opération Sangaris, toujours en cours en Centrafrique, durerait certainement plus longtemps que les six mois annoncés officiellement).

Pour comprendre ce plan incliné de la défaite, il suffisait en fait simplement de lire le livre du général Desportes justement titré La dernière bataille de France. Tout y est, expliqué, démontré et démonté, le plus clair et le plus implacable éclairage sur ce désarmement rampant, cet affaiblissement accepté des défenses immunitaires de la France. Cette « obsolescence programmée » de LPM en LPM qui est ainsi décrite est d’autant folle que l’outil militaire français, tellement facile à utiliser pour ceux qui veulent se donner une posture d’hommes d’Etat, est actuellement le plus employé au monde. Elle est d’autant plus stupide que ce désarmement, à but d'économies budgétaires, a également des conséquences désastreuses pour notre industrie (et donc aussi en retour pour les recettes budgétaires). 

Oui, mais voilà il est encore plus facile de ponctionner quelques ressources sur le budget de la grande muette que de l’employer ; plus facile de jouer les matamores sur la scène internationale que de surmonter les corporatistes internes. Jamais notre diplomatie, désormais néo-conservatrice depuis huit ans, n’a autant annoncé au monde de « lignes rouges », de « représailles immédiates », de « destructions nécessaires », de « dictateurs à chasser », de « fermeté » et jamais nos gouvernements de droite et de gauche n'ont réduit aussi vite les moyens permettant justement de mettre en application cette fermeté, encore une fois non pas par un calcul rationnel mais simplement parce que c’est le plus simple. On ne plume pas les oies selon leur plumage mais selon leur capacité à crier. Or, les oies militaires françaises ne crient jamais. Il s'en trouvent même qui s'auto-plument et se félicitent de le faire plus vite que ce qu'on leur avait demandé. L'auteur de ce blog se souvient avec émotion de rappels à l'ordre venus du chef d'état-major de l'époque estimant que ses propos pouvaient fâcher l'Elysée, au plus fort du dépouillement des années 2010 et de la mise en place de réformes paralysantes. Au même moment, le contrôleur général à l'origine du logiciel Louvois se voyait décerner le titre de manager public de l'année.

Masqué par le courage de nos soldats mal chaussés et quelques équipements de haute-technologie, notre outil militaire conventionnel est désormais le plus faible de toute l'histoire de la France, relativement à ses ennemis actuels et potentiels. En 1956, après le lâchage des Etats-Unis lors de la crise de Suez, les gouvernements de la IVe République et surtout de la Ve avaient au moins tiré un certain nombre de conséquences sur la nécessité de l’autonomie d’emploi des forces armées françaises. En 2013, alors en première ligne, à tort ou à raison, contre le régime d’Assad, nous avons été abandonnés par les Etats-Unis. En conséquence, nous nous précipités pour rejoindre la coalition constituée l’année suivante contre l’Etat islamique, en se félicitant tous les jours d’y être le « brillant second » avec 3 % des frappes aériennes. Lorsque les Etats-Unis ne sont pas là, la France est désormais nue devant n’importe quel ennemi d’un peu d’importance.

Notre outil de défense est le plus faible de notre histoire relativement aussi à ce que nous pourrions faire si le maximum de notre volonté politique dépassait l'« assurance que le budget [de défense] de l’année sera intégralement respecté » (discours  « mobilisateur » du 19 janvier 2015 du Président de la République sur le porte-avions Charles de Gaulle), comme si un budget (représentant désormais moins de 1,5 % du PIB !) voté dans le cadre d’une « loi », elle-même annoncée plusieurs fois comme « sanctuarisée » pouvait être remis en cause. 

Tout cela, il faut le dire et le répéter après Vincent Desportes avant le prochain « mai 1940 » : « La France n’est plus défendue », et cela est démontré à chaque page. Au moins, on ne pourra pas dire que l’on n’était pas au courant et les responsabilités seront partagées, entre ceux qui ont organisé cette baisse de la garde et ceux qui l’ont accepté. La dernière bataille de France se livre avant tout à l’intérieur même du pays. Elle se livre contre tous ceux qui par courte vue et petits intérêts, personnels ou corporatistes, s'acharnent à démanteler ce qui sert à protéger les Français.