jeudi 20 octobre 2016

Mossoul, la bataille des cinq armées

A la fin du roman Le Hobbit, JRR Tolkien, décrit une grande bataille qui réunit une coalition d’armées pour le moins disparates, et habituellement antagonistes, face aux forces du mal. La grande bataille qui se déroule désormais dans le nord de l’Irak autour de la grande ville de Mossoul ressemble, en réel tragique cette fois, à cette grande confrontation finale où tous les acteurs de la guerre sont réunis. Essayons de décrire comme elle peut se dérouler.

Mossoul, comme centre de gravité

Mossoul est immense et concentre le sixième de toute la population contrôlée par l’Etat islamique ainsi qu’une bonne partie de ses ressources. C’est aussi une base historique pour l’organisation, l’endroit où elle a survécu clandestinement après les défaites de 2007-2008, celui d’où elle est repartie à la conquête des provinces sunnites de l’est de la Syrie et de l’Irak, le lieu enfin de sa plus grande victoire en juin 2014 et de la proclamation du Califat. Pour les adeptes d’une approche directe, comme les planificateurs militaires américains, Mossoul constitue donc un « centre de gravité » idéal, un objectif clair dont la conquête permettra d’atteindre des résultats décisifs. A cet égard, la volonté de territorialisation de l’EI aura permis, contrairement à l’action réticulaire et clandestine prônée par Al Qaïda, de donner au monde des repères beaucoup plus visibles de succès ou d’échecs. Cela a contribué un temps au succès de l’Etat islamique, les conquêtes spectaculaires suscitant admiration et allégeances. Les drapeaux plantés sur la carte sont désormais plutôt ceux de leurs adversaires. Cela contribue donc à l’inverse à la désagrégation de l’alliance de groupes et tribus que l’Etat islamique avait formé à sa suite et à l’accélération de son reflux.

La conquête de Mossoul est donc depuis le début de son intervention en août 2014 dans les plans du Central Command américain, pressé d’en finir et de se retirer à nouveau de ce théâtre maudit. De son côté, le gouvernement irakien a toujours été plus prudent, soucieux des menaces plus immédiates contre Bagdad comme de la complexité politique d’une telle opération au cœur d’un nœud d’intérêts contradictoires. Avant d’envisager cette bataille décisive, il aura donc fallu en passer par la lente reconstitution de forces de manœuvre et l’endiguement des dernières attaques de l’Etat islamique au printemps 2015 pour procéder seulement ensuite à la reprise du terrain. Après la reprise de Tikrit, victoire difficile et isolée en mars 2015, la reconquête a commencé véritablement à la fin de l’année sur l’Euphrate avec les batailles de Ramadi puis de Falloujah au printemps. Les efforts se sont portés ensuite sur le Tigre avec une progression rapide, signe d’un affaiblissement certain de l’ennemi, depuis Tikrit et Baiji sur l’autoroute n°1 jusqu’à la route qui relie celle-ci à Erbil, dans la zone de Qayyarah, Makhmour et Gwer. Les forces gouvernementales y effectuent alors leur jonction avec les forces du gouvernorat kurde laissant toutefois en arrière, entre le Tigre et la ville de Kirkouk, une poche encore tenue par une brigade de l’Etat islamique (soir entre 1 000 et 1 500 combattants et une centaine de véhicules) autour d’Hawija. Outre cette poche d’Hawija, l’EI ne contrôle plus alors en Irak qu’une partie de l’Euphrate à la frontière de la Syrie et surtout la région de Mossoul.

Outre la zone désertique à son sud-ouest, cette région de Mossoul est un cercle assez plat d’environ 30 km autour du centre de la ville avec des excroissances vers l’ouest en direction de Tal Afar (à 50 km) et Sinjar et vers le sud en direction de Qayyarah (à 60 km environ). La ville de Mossoul elle-même représente une zone urbanisée trois fois plus vaste que Paris intramuros, entourée de petites villes et villages sur les six axes routiers qui partent dans toutes les directions. La zone la plus densément urbanisée est à l’est sur l’axe en direction d’Erbil, la capitale du Kurdistan. La population résiduelle à l'intérieur de Mossoul est au moins de 600 000, soit le tiers environ d’avant-guerre.

Les options militaires de l’Etat islamique

On ignore quelles sont les forces réelles de l’Etat islamique dans cette région. Les estimations varient de 3 000 à 9 000 combattants, sachant qu’il est toujours difficile de distinguer entre soldats permanents, auxiliaires des milices locales, plus ou moins volontaires, ou policiers. C’est dans tous les cas relativement peu, par rapport aux dimensions de la zone de bataille mais aussi par rapport aux effectifs totaux de l’organisation, qui eux-mêmes varient de 30 000 à 100 000 hommes suivant les estimations. Il est vrai cependant que l’EI, victime de son hubris, n’a pas développé ses forces au rythme de ses conquêtes et qu’elle doit contrôler encore 90 000 km2 tout en faisant face simultanément à plusieurs fronts. Dans les principales batailles urbaines précédentes en Syrie comme en Irak, il déployait seulement une à deux brigades. Pour la défense de Mossoul, d'une bien plus grande importance stratégique, il est probable qu’il engage nettement plus de forces en fonction des modes opératoires choisis.

L’Etat islamique peut en effet ne pas vraiment combattre. Il est possible que Daesh soit abandonné par certains de ses alliés, voire même par une partie de ses combattants les moins motivés, laissant sur place un petit groupe de combattants isolés. Il est plus probable cependant qu’un repli général, s’il s’effectue, soit volontaire afin de ne pas perdre le gros de ses forces dans un combat conventionnel jugé perdu d’avance. Ce repli peut se faire vers le reste de l’Irak sunnite ou, surtout, la Syrie, avec les difficultés toutefois de franchir une route 47 sous le feu des Kurdes de Sinjar ou de la force aérienne de la coalition. Une méthode classique d’exfiltration consiste alors à se noyer dans le flux des réfugiés. Si l’Etat islamique laisse partir facilement la population civile de Mossoul, qui constitue autrement son principal bouclier, cela peut-être un indice de ce choix. Le repli peut s’effectuer aussi à l’intérieur même de la ville par un passage à la clandestinité, comme par exemple lors des opérations de reprise de Mossoul en novembre-décembre 2004 ou en 2008 après avoir été chassé de Bagdad et des provinces purement sunnites.

L’EI peut, au contraire, décider de combattre jusqu’au bout, en espérant, à l’image du premier siège de Falloujah en avril 2004, lasser et user ses ennemis par une résistance acharnée et l’exploitation médiatique des dommages collatéraux qui ne manqueront pas de survenir. Avec le temps, il peut espérer aussi que les antagonismes entre les Alliés renaîtront et enrayeront leur action. Dans cette hypothèse, les moyens mis en œuvre par l’organisation seront plus importants que ce qui est généralement estimé actuellement.

On assistera probablement, comme en témoignent les préparatifs depuis des mois, à un mélange de ces deux options, avec en parallèle de l’évacuation d’une partie des forces vers Raqqa, dont les leaders, un long combat de freinage mené par trois à huit brigades suivi peut-être d’un passage local à la clandestinité. Lors de la deuxième bataille de Falloujah en novembre 2004, les forces rebelles avaient diminué de moitié avant la bataille et les principaux leaders s’étaient enfuis. Les 3 000 combattants restant en revanche avaient combattu jusqu’au bout pendant plus d’un mois. 


Le dispositif de la coalition

Pour réaliser cette conquête, plusieurs armées ont été réunies autour de la plaine de Mossoul, selon un dispositif triple : zone statique de bouclage, plus ou moins étanche, et zone d’attaque.

D’ouest en est, à partir du barrage de Mossoul et sur les trois quarts de la ligne de front on trouve les forces du gouvernorat du Kurdistan. En 2014, l’ « armée » kurde irakienne comportait en fait trois composantes, une force commune et très négligée de brigades de réserve et surtout les milices, de 25 000 hommes chacune environ, du PDK du clan Barzani, proche de la Turquie, et de l’Union patriotique kurde (UPK) du clan Talabani, proche de l’Iran. Après la découverte de l’extrême faiblesse de l’armée irakienne en juin 2014, celle des Peshmergas (combattants kurdes) lors de l’offensive de l’EI en août en direction d’Erbil a été encore plus surprenante. Ceux qui avaient été capables de résister à Saddam Hussein pendant des années ne parvenaient à stopper les forces de l’Etat islamique qu’avec le secours de la coalition menée par les Américains. Le gouvernorat kurde irakien, au contraire du mouvement kurde syrien formé en 2011, s’est largement démobilisé avec les années de paix et la prospérité pétrolière. Depuis la stabilisation du front kurde irakien, les opérations y sont très statiques à l’exception de la reconquête des monts Sinjar et de la ville de Sinjar en novembre 2015, avec l’aide des forces kurdes turques du Parti des travailleurs (PKK) et syriennes du Parti de l’union démocratique (PYD).  Les forces kurdes ont intégré également les petites milices syriaque, assyrienne et yézidi présentes entre Sinjar et Telskuf au nord de Mossoul.

Grâce à l’appui du PDK, la Turquie, traditionnellement protectrice de la minorité turcomane mais cherchant aussi à se positionner comme défendant aussi les populations arabes sunnites, a installé une base à Zaylkan près de la ville de Bashiqa au nord-est de Mossoul où elle forme, équipe et encadre une petite milice arabe sunnite, la Garde de Ninive, dirigée par l’ancien gouverneur Atheel Nujaifi. Les effectifs globaux de cette force commune sont sans doute faibles, quelques milliers d’hommes au maximum. Son emploi reste une inconnue, le gouvernement de Bagdad étant très hostile à cette présence turque. Outre que les capacités militaires de cette force sont limitées, il est probable qu’il s’agit surtout là d’un instrument politique visant à peser sur la suite des évènements.

Les forces offensives de leurs côtés sont réunies au sud-est de Mossoul sur un front d’une centaine de kilomètres de front de Khazar à l’autoroute n°1. Elles comprennent quatre groupements.

Sur l’axe Mossoul-Erbil (autoroute n°2) et à partir de la ville de Kalak on trouve une (la 70e) à deux brigades (avec la 80e) kurdes, soit au maximum 6 000 combattants, associés à un bataillon de la 16e division d’infanterie et un bataillon de la division d’or, l’unité militaire « anti-terroriste » (forces spéciales). Ce groupement est le plus proche de Mossoul mais il doit parcourir 30 kilomètres sur l’axe le plus urbanisé et donc sans doute le plus difficile. Au regard des forces engagées, ce n’est pas l’axe prioritaire.

Plus au sud, c’est l’armée régulière qui est presque entièrement à l’action, soutenue par deux fortes bases-arrières installées à Kara Soar et à Qarrayah. Cette armée régulière est le vrai instrument de manœuvre irakien mais toujours plus ou moins associé aux Américains, leur créateur. Après l’effondrement de 2004 puis celui de 2014, c’est quasiment une troisième armée irakienne que les Etats-Unis ont reconstitué depuis l’invasion de 2003, avec l’aide d’Alliés de la coalition, dont la France en bonne place avec 300 conseillers et formateurs. Cette « nouvelle nouvelle » armée irakienne, qui s’ajoute au reliquat des 14 divisions de l’époque Maliki, est forte d’environ 4 divisions équipées et formées par la coalition et de l’unité anti-terroriste, équivalente à une forte division. L’ensemble représente, avec les services, une masse de manœuvre d’au maximum 50 000 hommes, tous volontaires, efficace mais constamment employée. Environ la moitié de cette force est déployée au sud de Mossoul.

A Gwer, c’est l’équivalent d’une brigade mécanisée qui est déployée, la plupart des éléments venant de la 9e division irakienne, la seule unité blindée de l’ordre de bataille. Elle a une quarantaine de kilomètres à franchir jusqu’à Mossoul sur un espace relativement ouvert. A Qarrayah, on trouve également l’équivalent d’une brigade avec deux bataillons de la 15e division d’infanterie, un élément de la division d’or et un autre de l’unité anti-teroriste du ministère de l’intérieur ainsi que des éléments de la police fédérale. Cette brigade plus légère est à 50 km de Mossoul sous un espace ouvert, hors des grands axes. L’élément principal se trouve au sud de Qarrayah entre l’autoroute n°1 et la Tigre. On y trouve une brigade lourde, un bataillon blindé de la 9e division et deux bataillons mécanisés, et des unités des unités de la 16e division placées sur l’autoroute. La brigade mais probablement engagée, comme élément offensif principal, en direction de Mossoul, 80 km plus au nord, par l’autoroute. La 16e division a peut être engagée avec cette brigade ou avoir pour mission de préserver l’axe logistique Bagdad-Qayyarah notamment des menaces pouvant survenir du désert à l’ouest ou de la poche d’Hawija.

Dans cette zone de l’autoroute n°1, un second échelon est formé par les milices des Unités de mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi). Ces UMP sont en réalité, avec l’aide de l’organisation iranienne al-Qods une réunion de plusieurs dizaines de milices, presque toutes chiites, sous un même commandement. On y retrouve en particulier d’anciens adversaires des Américains comme l’armée du Mahdi, devenue « brigades de la paix », le Kataeb Hezbollah ou le corps Badr, bras armé du Conseil suprême islamique irakien, le grand parti chiite. Cet ensemble disparate et sans grand cohésion opérationnelle, où certains groupes sont classés comme terroristes par les Etats-Unis, a été capable de défendre les lieux saints et la province de Diyalah au nord de Bagdad au moment de la grande offensive djihadiste du printemps 2014. Leur entreprise de reconquête de Tikrit, à moins de 200 km de Bagdad, en mars 2015 a cependant témoigné aussi de leur difficulté à mener des manœuvres offensives complexes. Malgré une supériorité numérique considérable, il a fallu faire appel à l’aide américaine et l’intervention de la division d’or pour débloquer la situation après plusieurs semaines de combat. Les UMP se sont signalés pendant et après la bataille par leur exactions auprès de la population sunnite. Depuis ces forces ont été réduites en volume et utilisées plutôt comme force d’appoint mais tout le monde s’inquiète de leur attitude dans les provinces sunnites.

En parallèle de cette armée chiite, le gouvernement Habadi et les Etats-Unis se sont efforcés aussi de s’associer de plus en plus de forces sunnites, souvent des milices tribales. Avec le reflux de l’Etat islamique depuis un an et le passage assez rapide de son image de libérateur à celui d’oppresseur, ce recrutement a obtenu de plus en plus de succès et environ 20 000 hommes combattants sunnites peuvent être alignés contre l’Etat islamique. S’ils ne contribuent guère à la capacité offensive de l’ensemble, ils sont importants car ils constituent, pour l’instant, les forces de présence les mieux acceptées dans les provinces sunnites. Ces deux forces, milices chiites et sunnites, sont présentes entre le Tigre et l’Euphrate en arrière de la brigade blindée-mécanisée. Leur mission est peut-être, dans un premier temps, de tenir l’axe vers Bagdad puis, au moins pour les milices sunnites d’occuper le terrain conquis.

L’ensemble de ces forces est appuyé depuis août 2014 par la coalition menée par les Américains selon une stratégie indirecte de frappes (en appui ou en profondeur) et soutien (formation, équipements, formation, renseignement) des troupes irakiennes. Longtemps limité à des frappes aériennes, la capacité de raids et frappes s’est peu à peu élargie à l’emploi d’avions et même d’hélicoptères d’attaque, de forces spéciales et de pièces d’artillerie. Les Alliés ont suivi strictement le mode opératoire décidé par les Américains malgré ses fortes limitations initiales. L’ensemble de cette coalition permet de réaliser une moyenne de 20 frappes aériennes quotidiennes (dont 15 par les Etats-Unis) et désormais d’appuyer au plus près et de manière souple les troupes terrestres grâce à l’artillerie et aux hélicoptères d’attaque.

La manœuvre d’approche

La manœuvre des Alliés pour prendre Mossoul est très classique, dans son séquençage américain : préparation, attaque, sécurisation, contrôle. Il y manque toutefois, au moins pour l’instant, les leurres habituels (attaque selon un axe inattendu par exemple).

La phase d’attaque se déroule, on l’a dit, selon un modèle en bouclage sur les trois quarts de la zone et avance en piston sur un seul pan du périmètre. Il faut noter que le bouclage n’est pas tout à fait complet dans la mesure où les sorties ouest de la ville sont libres au moins jusqu’à Sinjar. Pour l'instant du moins car un effort semble actuellement être fait au niveau du Tigre sur l'axe Tal Afar-Mossoul.

Il s’agit peut-être dans cette, très relative, faiblesse du dispositif d’une porte ouverte laissé aux rebelles afin de les inciter au repli et affaiblir ainsi la résistance à Mossoul. Lors des sièges menés par les forces américaines en Irak de 2004 à 2008, les opérations de conquête (Falloujah, Mossoul, Ramadi, Tal Afar, etc) étaient effectivement précédées d’un bouclage très poreux, en partie par manque d’effectifs mais aussi certainement pour réduire les forces ennemies à combattre dans un contexte difficile. Les opérations de pression, contre l’armée du Mahdi essentiellement, à Nadjaf en 2004 ou à Sadr City en 2008, étaient au contraire très étanches. L’idée n’y était pas de conquérir le terrain mais d’user suffisamment les forces adverses pour obliger Moqtada al-Sadr, le leader mahdiste, à négocier. A Mossoul, il n’est pas question de négocier, sinon avec les groupes alliés à l’Etat islamique. 

L’attaque aurait pu se dérouler par infiltration (deux à trois jours de marche suffisent pour pénétrer dans la ville) et conquête depuis l’intérieur, d’autant plus qu’avec un maximum de 10 000 hommes, il est difficile à l’EI de totalement surveiller et contrôler une région grande comme deux départements français. C’est ainsi que les rebelles irakiens avaient procédé en novembre 2004 pour prendre d’un coup depuis l’intérieur le contrôle de tous les points clés de Mossoul et l’attaque de Daesh en juin 2014 avaient été précédée d’infiltrations à l’intérieur de la ville. Cela n’est pas cependant dans le style américain qui préfère la manœuvre ouverte mais il est probable qu’il y ait un certain nombre d’agents, introduits ou spontanés locaux, qui coopèrent avec les forces extérieures au moins pour fournir du renseignement et peut-être pour des actions armées.

A la place, on a surtout une attaque par colonnes protégées convergentes sur les grands axes, bénéficiant d’appuis et capables de s’aider mutuellement. Face à cela, il est probable que l’ennemi, qui encore une fois ne peut tout tenir, se contente d’un combat de freinage multipliant les engins explosifs et quelques actions isolées, souvent suicidaires. En arrière de la zone de combat, il tentera d’harceler les lignes de communications notamment à partir d’Hawija et de multiplier les attaques terroristes, à Bagdad en particulier, afin de pousser à détourner une partie des forces du front de Mossoul vers la sécurité intérieure et de faire pression sur le gouvernement. De manière plus ou moins organisée depuis Raqqa ces attaques terroristes peuvent toucher aussi les puissances impliquées dans la bataille, dont la France.

Durant cette phase d’approche, les populations civiles et notamment les réfugiés constituent un enjeu important. Plus la population quitte la zone des combats et plus l’opération militaire de la coalition anti-Daesh s’en trouve facilitée, cette population constituant, avec les infrastructures urbaines, le principal bouclier de l’ennemi face à la puissance de feu. C’est la raison pour laquelle l’organisation s’oppose généralement à ces mouvements de population, qu’il ne peut cependant pas empêcher totalement. Cette population de réfugiés doit être prise en compte, et celle-ci, du ressort des autorités gouvernementales avec l’aide d’organisations internationales, constitue aussi un test politique important. En 2004, la manière déplorable dont les camps de réfugiés de Falloujah avaient été gérés par le gouvernement irakien et son armée, avaient constitué une défaite en parallèle du succès militaire de la reprise de la ville. Il en est sensiblement de même pour la population qui sera mêlée au combat à Mossoul. Des erreurs de frappes aériennes (car contrairement à l’armée du régime d’Assad ou inversement de certains mouvements rebelles syriens, il n’y pas de volonté délibérée de s’en prendre à la population), des exactions menées contre les civils arabes sunnites par des forces engagées pendant ou après les combats, les règlements de compte en parallèle de la bataille, tout cela peut compromettre l’opération militaire et plus encore la gestion politique de la suite de la bataille.

La prise de Mossoul

La bataille la plus difficile sera dans les quartiers même de Mossoul. Pour faire face à ces pénétrations, l’ennemi a probablement investi dans un « réseau de résistance » fait de points d’appui solides aux abords de la ville, puis à l’intérieur de petits postes de mitrailleuses lourdes et de snipers dans les points favorables (face à de grands axes ou des espaces ouverts), certains de ces postes sont protégés. Pour le reste le combat sera probablement décentralisé et mobiles par secteurs de combat, par blocs ou groupes de blocs d’immeubles, combinant l’usage de mines et d’engins explosifs avec le harcèlement de sections d’une vingtaine d’hommes circulant à l’abri des vues aériennes par un réseau souterrain ou à l’intérieur même des bâtiments. Si le ciel est à la coalition, le sol et le sous-sol est aux combattants de Daesh. L’engin explosif est l’instrument premier du freinage mais il est aussi délicat d’emploi pour les rebelles qui évoluent à proximité, sans parler de la population. On privilégie donc les systèmes télécommandés et on dissocie bien les zones piégées des axes de déplacement. Un certain nombre de combattants-suicide à pied ou en véhicules joueront aussi le rôle de missiles de croisière humains.

Pour autant, il est très difficile pour une force de quelques milliers d’hommes d’interdire complètement l’entrée dans une ville d’une circonférence de plus de 60 km. Il est donc probable que la phase de combat aux abords sera relativement brève. Elle se déroulera probablement d’abord au sud-ouest. Les collines qui s’y trouvent constituent un point clé dont la possession, permet de disposer de vues et de capacités de tir intéressantes sur l’adversaire, qu’il s’agisse de la plaine d’approche et de l’autoroute n°1 d’un côté ou de l’aéroport et même d’une grande partie de la ville de l’autre. Elles feront l’objet de combats préalables à l’entrée proprement dite. Puis les forces de la coalition s’empareront des espaces peu denses et de la zone industrielle et de l’aéroport immédiatement au nord de ces collines. Cela formera une solide base à l’entrée de la ville avant d’entamer une progression méthodique pour le contrôle des grands axes et des ponts sur le Tigre. Le deuxième axe de pénétration privilégié est le sud-ouest, relativement facile d’approche mais barré à la limite de la ville par un cours d’eau. On contournera donc probablement les quartiers sud de Hay Sumer et Domeez pour pénétrer par la route 80 et plus au nord par Judyafat. Cela se fera si possible en conjonction avec l’attaque par l’autoroute n°2 venant d’Erbil mais qui aura dû faire face plus tôt à des zones urbaines. On s’efforcera, là-aussi, ensuite de prendre le contrôle des axes de pénétration du nord.

Le ciel et les toits sont d’emblée à la coalition, en particulier ses moyens « persistants » de surveillance et de frappes précis (drones et hélicoptères d’attaque) et les grands axes le seront aussi à terme grâce à la combinaison de véhicules protégés, aux armes à longue portée (armes de bord), d’appui précis (mortiers plutôt pour les toits, artillerie pour les objectifs durs et proches et frappes aériennes pour les cibles les plus protégées et à l’arrière) et d’infanterie. La présence d’une partie de la population, plusieurs dizaines de fois plus importantes en volume que les combattants de l’EI, impose cependant de sévère contraintes à l’emploi des feux. C’est un facteur de ralentissement presque aussi important que la résistance ennemie. Un dispositif de bouclage où là-encore les moyens persistants de surveillance et de frappes sont essentiels, doit permettre de contrôler les tentatives de fuite, en particulier vers Tal Afar.

Après la pénétration et le contrôle des axes de la ville, la troisième phase consistera à nettoyer la ville de tous les engins explosifs et des résistances résiduelles. Cette longue phase occasionne généralement un tiers des pertes et est particulièrement éprouvante. C’est une mission de sapeurs et de fantassins, peu nombreux pour une ville de cette dimension. Il sera sans doute nécessaire de renforcer les forces déjà engagées, et déjà usées par des forces nouvelles, de l’armée régulière irakienne et sans doute surtout par des miliciens. Si les combats se déroulent de la même manière qu’à Falloujah, Ramadi ou Tikrit, on peut estimer que les forces de la coalition perdront entre 6 000 et 10 000 tués ou blessés, pour l’essentiel dans la masse de manœuvre de l’armée régulière irakienne, qui se trouvera alors presque entièrement concentrée dans Mossoul et largement épuisée.

Si la victoire aura été proclamée bien avant, probablement fin novembre, ce n’est qu’avec l’élimination,  sans doute pas définitive, de la présence organisée de l’Etat islamique que la bataille sera vraiment gagnée. Une autre commencera alors, celle du retour à une vie normale dans la ville et dans la région. Elle sera au moins aussi complexe à mener. 

vendredi 14 octobre 2016

A la recherche de la zone héros


Adaptation d'un billet du 26/08/2014

« Les barbares habitaient dans les angles tranchants 
exilés au large du business »
Bernard Lavilliers

Dans les passionnants Brève histoire des empires et plus récemment Fascination du djihad-Fureurs islamistes et défaite de la paix Gabriel Martinez-Gros reprend les thèses d’Ibn Khaldun sur la dynamique des empires en les étendant au-delà des cas étudiés par le grand penseur arabe. Il y pose en particulier la question fondamentale de la contradiction entre le monopole étatique de l’usage de la violence, qui induit une démilitarisation de la société, et la défense de cette même société. Le problème se présente de manière de plus en plus aiguë au fur et à mesure que la pacification (associée chez Ibn Khaldun à l’idée de sédentarisation) permet le développement d’un cycle de croissance économique fondé sur les échanges entre un centre urbain consommateur et une périphérie productrice. Cette prospérité ne manque pas en effet de susciter les convoitises des « nomades » extérieurs, qui eux restent de culture guerrière tribale (asabiya), alors même que les guerriers qui ont permis la création et la prospérité de l’Empire ont été domestiqués ou, s’il s’agit de citoyens-soldats, comme les premiers Romains, ont de plus en plus de réticence à servir au loin d’une cité qui n’apparaît plus menacée.

Un empire peut rester dans cet état de faiblesse, voire de démilitarisation, comme la Chine des Song du Xe et XIIIe siècle. Il finit généralement dans la douleur, envahi par les Mongols dans cet exemple. Il décide généralement de faire appel à des mercenaires, soldats professionnels qu’il trouve en son sein dans les classes les plus modestes (« la partie la plus vile de la nation » selon l’Encyclopédie) ou, de plus en plus, à l’étranger, en particulier dans le limes qui fait fonction à la fois de frontière et de lieu d’échanges. La richesse permet le recrutement de guerriers et celui-ci permet en retour l’expansion. Les « nomades » se sédentarisent à leur tour adoptant les mœurs de l’Empire et il faut pousser toujours plus loin pour « importer » des guerriers. Arrive le moment où le moment où la charge combinée des  « coûts de sécurité », qui augmente plus que proportionnellement avec la taille de l’empire (le nombre de voisins ennemis augmente), et de l’entretien de l’élite devient supérieur à ce que peuvent offrir l’économie locale et la prédation des voisins. L’empire brille à son maximum mais ce n’est déjà que la lumière résiduelle d’un astre d’autant plus mourant que l’élite dirigeante est passée du stade méritocratique au stade héréditaire. Le reflux n’est alors pas très loin de cette « surexpansion impériale » qu’on décrit également Paul Kennedy dans Montée et chute des grandes puissances et avant lui Arnold Toynbee.

Gabriel Martinez-Gros décrit les exemples des empires romain, arabe, chinois, mongol et moghol, poussant jusqu’aux empires coloniaux modernes mais en considérant cependant que la démocratisation et la révolution industrielle ont permis de rompre avec le système décrit par Ibn Khaldun. La concurrence permanente des Etats-nations européens a permis, en trois siècles, l’émergence des révolutions scientifique, politique et économique. Grâce aux innovations de toutes sortes imaginées par les Européens, il devient possible de dépasser la loi de Malthus. La croissance économique et démographique peuvent être parallèles et mêmes fortes. Pour la première fois, il devient possible d’arracher les bras des activités agricoles pour d’autres activités tout en continuant à être nourri. Dans le cadre des Etats modernes, il devient même possible de mettre en place un service militaire permanent et de mobiliser des millions d’hommes pour le combat, jusqu’au paroxysme des guerres mondiales. Ibn Khaldun ne pouvait évidemment pas anticiper non plus l’apparition de l’arme thermonucléaire qui modifiait considérablement la manière d’envisager l’emploi de la force. Et puis l’ « horloge du destin » de l’université de physique de Chicago, qui indiquait en 1983-84 que l’on n’était plus qu’à quelques minutes de minuit (l’apocalypse nucléaire) s’est arrêtée soudainement en 1991.

La fin des affrontements idéologiques, la suprématie de la puissance militaire américaine et du modèle économique libre-échangiste ont semblé marquer pour certains la fin de la guerre et donc la fin de l’Histoire. Dans ce Nouvel ordre mondial à sens unique, les ennemis disparaissaient au profit des risques et des délinquants (Etats-voyous), la guerre laissait la place à la sécurité, les armées de conscription à un petit nombre de professionnels. En 1910, Norman Angell écrivait que toute guerre entre Européens ne pouvait être qu’une Grande illusion dans cet univers mondialisé et prospère. C’était évidemment lui qui se trompait. La prospérité n’empêche pas le désir de combattre. Norman Angell écrivait une nouvelle version de La Grande illusion en 1933, où il persistait dans son idée. Il obtenait le prix Nobel de la paix mais se trompait toujours autant. C’est finalement une forme de dégoût après les horreurs du siècle, la protection par le nucléaire et les Etats-Unis et la fin de la menace soviétique qui ont fait de l’Union européenne une nouvelle Chine des Song.

Pour autant, si le monde s’est unifié en un immense ensemble libéral et partiellement démocratique, si les guerres entre Etats ont fortement diminué, la violence est toujours là dans les marges et souvent même en réaction contre cette platitude générale. Pour Gabriel Martinez-Gros, le djihad globalisé est une insurrection contre la mondialisation libérale. Une volonté de combattre là face à l’idéologie de la paix, l’envie de participer à un groupe fort plutôt qu’à une atomisation consumériste et le choix de l’Islam comme cadre idéologique viril. Ces gens ne manquent généralement de rien de matériel, ils ne sont pas frustrés de démocratie et de paix, ils ont envie d’être des combattants et d’être reconnus comme tels. Un caporal-chef issu de l’immigration maghrébine me déclarait un jour que chaque fois qu’il franchissait l’entrée du 21e Régiment d’infanterie de marine, il passait de rien à quelqu’un. Combien parmi les départs en Syrie, ont-ils simplement envie de devenir « quelqu’un », de faire partie d’une aristocratie guerrière, petite (« équipe de basket de 3e division » selon Barack Obama) mais capable de défier les Etats arabes et les puissances occidentales. Ils ressemblent bien plus aux volontaires français de la Waffen SS qu'à de simples criminels psychopathes. Ils se moquent bien des anti-racistes, des pacifistes ou tiers-mondistes. 

Nous voilà donc placé à nouveau devant le dilemme impérial que décrit Ibn Khaldoun. Comment une société qui n’aspire qu’à une paix bien éloignée des valeurs guerrières peut-elle se défendre ? Ces hommes, on les trouve finalement à la périphérie de la France mondialisée, dans quelques poches d’asabiya (en Polynésie par exemple), par l’émigration combattante (Légion étrangère) et surtout chez les « nomades » internes, au cœur des « fractures » décrites par Christophe Guilly. Sur les 89 hommes morts pour la France en Afghanistan, bien peu sont issus de la bourgeoisie des grands centres urbains. Les sociétés militaires privées recrutant dans les terminaux des empires ou y amenant des volontaires venus du monde entier sont une suite logique du recrutement de ces nouvelles armées. Le problème est alors que ces petites guerres étaient longtemps cantonnées aux marges, les nomades frappent désormais au centre car la périphérie existe aussi en France autour des grands centres mondialisés. L’élite gouvernante, qui n’avait pas anticipé cela et qui se trouve être la moins « guerrière » de toute notre Histoire, s’en trouve visiblement troublée, ne trouvant pour l’instant, ni réponse, ni discours cohérent. 

dimanche 9 octobre 2016

Les guerriers comme priorité nationale

L’été 2006 marque un tournant dans l’histoire militaire moderne. L’armée du Hezbollah tenait tête à celle d’Israël, ce qui s’appellerait quelque mois plus tard l’Etat islamique en Irak mais aussi leurs adversaires de l’Armée du Mahdi mettaient en échec les forces américaines dans leur tentative de rétablir la sécurité à Bagdad. Au même moment, la Force internationale d’assistance et de sécurité (plus connue sous le signe anglais ISAF) s’implantait dans le sud de l’Afghanistan et y était totalement prise par surprise par l’ampleur de la présence des Taliban. Symbole de cette naïveté, le ministre de la défense britannique de l’époque déclarait juste avant le déploiement de l’unique bataillon britannique dans la province du Helmand qu’il espérait qu’ « aucune cartouche ne soit tirée ». Six mois plus tard, les soldats de Sa Majesté avaient déjà tiré plus de 500 000 cartouches et lancé 13 000 obus. Au bout de trois ans, ils comptaient 2 400 tués et blessés dans leurs rangs. Les contingents néerlandais, danois et surtout canadien engagés également dans le sud souffraient également.

En l’espace de quelques semaines donc, les puissances militaires occidentales et Israël, soit alors près de 80 % du budget militaire mondial, une suprématie incontestée comme jamais dans les airs et sur les mers, les machineries les plus sophistiquées du monde, étaient mises en échec par des armées de fantassins. Ces hommes étaient le plus souvent équipés d’armes soviétiques des années 1960 mais ils étaient nombreux, plus que les combattants rapprochés (de « mêlée » selon la vieille expression) occidentaux déployés, et utilisés par des organisations politiques qui acceptaient le risque humain. Sachant par ailleurs parfaitement utiliser la géographie locale, ils échappaient à la plupart des coups venus du ciel et occupaient le terrain, facteur premier de la victoire.

Durant ce même été 2006, je me trouvais à Kaboul en mission de retour d’expérience. Je visitais en particulier la compagnie d’infanterie qui s’était préparée pour venir en aide au contingent canadien, alors en difficulté. Le Président de la République de l’époque, très prudent, avait finalement refusé cette aide. Il donnait même l’ordre de retirer du Sud le groupement du Commandement des opérations spéciales qui combattait alors depuis deux ans et y avait déjà connu sept pertes. Très clairement et sans entrer dans le détail, il était évident que l’idée d’engager une compagnie d’infanterie dans un combat de haute intensité n’avait jamais vraiment été concrètement envisagée. Je concluais mon rapport en expliquant qu’il fallait très sérieusement se préparer à des combats de haute intensité en Afghanistan, obtenir le retour d’expérience des forces spéciales et surtout regarder de très près les combats de nos Alliés engagés dans les zones rebelles.

Deux ans plus tard, le 18 août 2008, une compagnie franco-afghane s’engageait dans la vallée d’Uzbin. Elle s’y trouvait prise à partie par au moins une centaine de combattants de plusieurs groupes rebelles associés pour l’occasion. Au moins 70 d’entre eux y perdaient la vie pour 10 soldats français mais l’ampleur inédite des pertes au combat en une seule journée et le fait d’avoir été surpris, associés à l’impréparation totale de l’exécutif politique à ce type d’évènement donnaient un impact stratégique à ce combat.

Que s’était-il passé pendant deux ans ? Et bien par grand-chose en fait. Bien entendu, nous n’avons pas étudié vraiment les combats des Alliés, même la double victoire américano-irakienne à Bagdad en 2007 et 2008, une des rares du genre. Mon poste d’analyste des conflits dans le grand Moyen-Orient avait été supprimé après mon départ et la Direction du renseignement militaire ne faisait pas ce genre de travail. Surtout, toutes les énergies de l’époque étaient concentrées sur les moyens de trouver les 35 milliards d’euros manquants pour payer les grands programmes d’équipements, dont environ la moitié pour l’avion Rafale. Hormis avec le très (trop ?) technologique programme Félin, les combattants rapprochés ne faisaient guère l’objet d’attention. Or, ce sont ces hommes et ces femmes, qui au bout du compte, plantent le drapeau sur le Reichstag et gagnent les guerres en contrôlant le terrain. Quelques semaines avant l’embuscade d’Uzbin sortait le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale où il était expliqué en première partie que le monde était plus dangereux et qu’il fallait apprendre la résilience à la population (en fait, c’était d’abord à l’exécutif qu’il fallait l’apprendre), puis en deuxième partie qu’il était urgent,  en accord avec la révision générale des politiques publiques, de supprimer 54 000 postes pour pouvoir financer les grandes programmes industriels décidés pendant la Guerre froide.

Bref, non seulement nous n’avons rien fait de sérieux pendant deux ans pour développer les capacités de combat rapproché mais nous les avons plutôt réduites. C’était la responsabilité de l’armée de terre avec sa marge de manœuvre budgétaire limitée et ce n’était pas aussi prestigieux, ni exportable que les machines couteuses et complexes. Ces machines sophistiquées et rares n’ont finalement été d’aucune aide dans la vallée d’Uzbin où les soldats français ont du se débrouiller avec des équipements conçus dans les années 1970 à l’exception, notable, des casques et des gilets pare-balles développés dans l’urgence au début des années 1990. Ces hommes auraient pu être équipés de gilets de protection et d’armes plus modernes ou plus adaptées (des mitrailleuses portables en 7,62 mm auraient pu être très utiles), la technologie des drones tactiques lancés à la main était disponible depuis des années, un seul d’entre eux aurait peut-être décelé le dispositif d’embuscade. L’hélicoptère Tigre, destiné à combattre en Allemagne et toujours repoussé pour sauver quelques euros n’était toujours pas là, idem pour le véhicule blindé de combat d’infanterie moderne qui faisait l’objet d’études depuis les années 1980. A condition que ces lourds engins aient pu passer, les quatre canons de 25 mm, auraient été d’un appui bien plus précis et efficace que les vieilles 12,7 mm manipulées depuis la tourelle (combien d’hommes a-t-on perdu en tourelles de VAB avant de pouvoir disposer d’une arme télé opérée depuis l’intérieur du véhicule ?). Ne pouvait-on concevoir des obus de 81 mm guidés ? Ils auraient pu être utilisés malgré l’imbrication des combattants alors que là la section d’appui n’a pu rien faire sans risquer de tuer aussi des Français (profitons-en pour tuer la légende de l’absence des percuteurs, c’est un pur mythe). Un effort sérieux, certes coûteux mais infiniment moins que pour des machineries qui n’affronteront probablement personne, aurait pu permettre d’éviter cela.

Si à la place des rebelles afghans, il y avait eu une compagnie de parachutistes allemands de 1944, le résultat aurait sans doute été le même, sinon pire. Imagine-t-on des Focke-Wulf 190 défier des Rafale ou des Mirage 2000 ? Ce qui n’est pas possible dans le ciel ou sur les mers, l’est encore sur terre et c’est en partie pour cela que nos adversaires sont si durs à vaincre. Au tout début des années 1990, la priorité était la lutte contre les blindés soviétiques. Toutes les sections d’infanterie s’étaient donc organisées autour du nouveau groupe anti-chars à courte portée (600 m, ce qui par ailleurs me paraissait très hypothétique) doté du missile Eryx. Le problème est que ce missile Eryx est arrivé en dotation…après la disparition de ces cibles potentielles, les blindés soviétiques. Logiquement, il aurait fallu annuler ce programme et consacrer les ressources dédiées à la transformation de la puissance de feu anti-personnel et au renseignement des sections (la moitié des fantassins sont tués en cherchant l’ennemi). On ne l’a que très modérément fait avec un peu d’optronique, la dotation en fusil minimi ou les lance-grenades individuels. En même temps, on perdait notre capacité à produire des munitions et on achetait à l’étranger des munitions moins performantes.

L’équipement n’est pas tout. Pour faire des économies, les sections engagées en opérations sont rarement les sections de taille réglementaire. La section d’infanterie déployée à Uzbin n’avait que 23 combattants à terre. La section d’appui qui, constatant son impossibilité d’appuyer à distance a essayé de venir au contact, n’en avait que 19. C’est peu et quand ils ne disposent chacun que de 200 cartouches légères, cela fait ne fait finalement pas grand-chose. Quatre ans auparavant, des fantassins israéliens m’expliquaient que les équipes de quatre étaient nettement plus efficaces que celles de trois, neutralisées de fait dès qu’un homme était touché. Les Marines américains disaient la même chose et étaient revenus à leur groupe à 13 hommes de la guerre du Pacifique. Nous, nous sommes toujours avec des groupes de combat à deux équipes de trois, structure adoptée il y a presque trente ans, non pour son efficacité mais pour économiser des postes. Les méthodes de commandement du groupe de combat sont toujours aussi archaïques, rigides et de fait peu applicables. Un très simple effort dans ce domaine suffirait en soi, sans coût supplémentaire, à développer nettement notre capacité de combat rapproché (CCR).

Pour être juste, un effort particulier a été fait pour préparer les engagements en Afghanistan, et pas seulement depuis l’embuscade d’Uzbin. Un certain nombre de demandes d’équipements avaient été faite avant cet évènement mais la rigidité administrative et les faibles ressources budgétaires n’avaient pas permis d’en disposer à temps. Le soldat français de 2012 en Afghanistan n’était plus celui de 2008. Ces évolutions remarquables ont cependant été obtenues au détriment de la souplesse tactique : blindage pour tous et tout, lourds et plutôt lents dispositifs, dépendance aux routes, aux bases et aux appuis aériens, acceptation de l’initiative du tir laissé à l’adversaire (dans 80 % des cas), pas d’occupation réelle du terrain. Nous étions capables de vaincre sur chaque point de combat mais pas de gagner la guerre. Après une période initiale d’expansion, les forces françaises n’ont finalement cessé de reculer et de se restreindre au fur-et-à-mesure des intrusions politiques pour qui, il est vrai, la victoire sur le terrain n’était pas la priorité.

Cette évolution qualitative est insuffisante. Il faut investir pour obtenir des cellules tactiques tout aussi peu vulnérables qu'aujourd’hui mais plus souples et légères. Il faut en fait que nos sections d’infanterie soit au standard des forces spéciales actuelles. Celles-ci disposent d’une dérogation au droit des marchés publics pour s’équiper rapidement. Pourquoi, alors que rappelons-le les plus hautes autorités de l’Etat ont déclaré que nous étions en guerre, ceux qui la font ne disposent-ils pas tous de cette dérogation ? Imagine-t-on les combattants français des deux guerres mondiales obligés de passer par un processus de plusieurs années pour pouvoir s’équiper de matériels légers ? 

Il faudra faire un effort humain aussi très conséquent dans la sélection et la formation. Le fantassin est un « système d’arme » complexe. C’est un guerrier et un tueur mais ce n’est pas que cela. C’est un décathlonien qui peut agir au cœur des milieux complexes, patrouille, fouille les immeubles, sépare les gens, fait des prisonniers, serre des mains et tire avec une grande précision pour abattre un combattant ennemi caché. Il constitue le pion tactique qui ressemble le plus à un civil et donc le plus à même d’entrer en contact avec lui.  Une erreur de jugement et de comportement de sa part et c'est la catastrophe. L’expérience tend à montrer que toutes choses égales par ailleurs, le « vieux » fantassin, de 25 à 30 ans, est beaucoup plus performant dans un milieu complexe que celui de 18, parce que plus expérimenté et plus mûr. Peut-être devra-t-on vieillir notre population de combattants rapprochés, en faire une deuxième spécialité par exemple. Il faudra pour cela avoir des soldats qui acceptent de rester dans l’institution, et qui ne soit pas incité à la quitter par dégoût comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Il faut aussi avoir un maximum de volontaires à l’engagement. Je ne parle ici que des fantassins car c’est sans doute là, bien plus que pour nos pilotes d’hélicoptères et nos tankistes lourds ou légers, qu’un effort doit être fait.

La quantité est aussi une qualité. Ce n’est pas tout d’avoir d’excellentes cellules de combat rapproché encore faut-il en avoir suffisamment. L’avion Rafale est un engin remarquable, sur chaque point de contact il remplit parfaitement ses missions, mais si on ne peut en déployer que 40, l’impact stratégique reste faible. Il en est de même des équipes de forces spéciales, sections d’infanterie, sections de génie combat pelotons blindés ou patrouilles d’hélicoptère d’assaut. De combien disposons-nous d’hommes dans ces unités, qui subissent 90 % des pertes au combat, 30 000 au grand maximum. La France compte sur 0,045 % de sa population pour gagner les guerres actuelles. C'est la plus faible proportion de toute son histoire. Ces 30 000 guerriers, auxquels il faut ajouter les combattants rapprochés du ministère de l'intérieur, constituent un trésor national (1). C’est aussi un petit trésor, d’autant plus qu’une partie seulement d’entre eux est déployable au loin si nous voulons les relever régulièrement. Concrètement si on prend l’opération Serval au Mali comme repère, la France peut actuellement au maximum vaincre un groupe armé de 9 000 combattants. Encore s’agit-il de combattants équipés de l’armement standard AK-RPG-14,7mm-SA7. Pour peu qu’ils disposent de quelques armements légers modernes à la manière du Hezbollah et le combat à mener sera nettement plus complexe et notre capacité de destruction s’en trouvera réduite. Il se trouve par ailleurs que la probabilité du développement des capacités des groupes armés ennemis augmente. Le Hamas, par exemple, a atteint ce niveau 2 et les pertes de l’armée israélienne lors des combats de 2014 ont augmenté considérablement par rapport aux combats précédents. On peut estimer que l’Etat islamique, qui dispose par ailleurs de plus de combattants rapprochés que la France, a également atteint ce niveau 2. Pendant ce temps, notre CCR n’augmente pas. Il était même question avant les attentats de 2015 de la diminuer encore (la bosse budgétaire reste obstinément fixée à 35 milliards d’euros malgré les réductions, bases de défense, Louvois, etc.). Encore s’agit-il de combattre mais pas d’occuper, ce qui est également nécessaire et demande moins de technologie mais plus d’hommes. Rappelons qu’une des nombreuses raisons des difficultés américaines en Irak était qu’il y avait sur place moins de fantassins que de policiers à New York. Non seulement nous devons élever notre niveau moyen pour les rendre plus puissants et moins vulnérables mais nous devons en doubler le nombre.

Les unités de combat rapproché sont indispensables pour gagner les guerres actuelles. Contrairement aux lourdes divisions blindées bien visibles, nos adversaires actuels ne peuvent être entièrement détruits depuis le ciel, il est, plus que jamais, nécessaire pour cela d’aller des traquer au sol. Comme le Yin et le Yang, cela doit se faire en coordination avec la puissance de feu indirecte, artillerie, chasseurs-bombardiers, drones armés bientôt. Le feu indirect oblige l’ennemi à se disperser, il devient ainsi plus vulnérable aux combattants rapprochés. Inversement, s’il veut se regrouper pour mieux faire face au contact, il devient vulnérable au feu indirect. 

Depuis 1950, face aux groupes armés, qui constituent rappelons-le 90 % des ennemis de la France depuis cette époque, les Etats ne l’emportent que dans 36 % des cas s’ils refusent de contester à l’ennemi le contrôle du terrain, c’est-à-dire en se contentant de le combattre à distance. Ils l’emportent en revanche à 71 % dans le cas contraire et même à 82 % si l’ennemi ne bénéficie pas d’un soutien extérieur (2). Oui mais voilà cela suppose un effort dans un champ qui à l’époque du high tech exportable n’est pas très séduisant pour les industriels. A l’époque du principe de précaution, cela suppose aussi de prendre des risques humains et donc d'accepter des pertes. Les combattants rapprochés représentent 0,045 % de la nation et moins de 10 % des hommes et des femmes en uniforme mais ils subissent plus de 90 % des pertes. Nos dirigeants politiques sont placés devant le dilemme du choix entre les pertes humaines et la victoire et ils n'aiment pas ce choix.

Dans quelques années, il sera nécessaire de financer le renouvellement de nos sous-marins lanceurs d’engins nucléaire. Cela impliquera probablement de doubler pour quelques années, les 3 milliards que nous consacrons annuellement à la dissuasion nucléaire. Il sera nécessaire aussi si nous voulons vraiment vaincre (on peut se contenter de continuer à faire semblant et compter sur les autres) des groupes armés, de disposer de plus de guerriers. Il en faudra moins autant et sur la durée (car il faut aussi être patient) que les ennemis que nous voulons vaincre. Il faudra investir pour atteindre une domination terrestre semblable à celle que nous avons déjà dans les airs et sur les mers. Tout cela représente le prix d'un programme industriel moyen mais si la destruction d’une section constitue un évènement national, alors la section d’infanterie doit devenir une priorité nationale. 

(1) L'expression et plusieurs idées de ce texte sont tirées de général Robert Scales, Scales on War: The Future of America's Military at Risk, Naval Institute Press, 2016.
(2) Voir Ivan Arreguin-Toft, How the Weak Win Wars, Cambridge University Press, 2005.