jeudi 20 décembre 2012

Nomadisation en Kapisa-Jean-François Calvez (1/2)


L’exploitation tactique et le contrôle permanent du milieu

Pendant plus de trois ans, l’armée française a mené dans la province afghane de Kapisa des opérations de combat complexes contre un ennemi très mobile, réactif et particulièrement opportuniste agissant le plus souvent en miroir des mouvements de la force. Confrontées à des modes d’action principalement axés sur des techniques de harcèlement menées à partir des périphéries des zones habitées, les troupes françaises ont dû le plus souvent agir en réaction face à un adversaire qu’elles ont eu des difficultés à localiser, fixer et donc détruire.

La méthode première a consisté de manière schématique, à agir à partir d’une base pour frapper brutalement à l’intérieur de la zone habitée puis s’en replier. Malgré des gains tactiques incontestables et des conquêtes territoriales force est de constater que cette méthode n’a pas suffi à éradiquer un adversaire pourtant inférieur en nombre et en matériel et qu’une sorte de Pat a été rapidement atteint.

Mener des opérations cinétiques et obtenir des résultats tactiques à court terme ne permet pas de mener une exploitation sur le moyen terme : conquérir une zone, puis l’abandonner pour relancer, dans un intervalle variable, une nouvelle opération ne risque-t-il pas, au final de voir le cycle action / réaction / contre-réaction, devenir l’alpha et l’oméga des opérations menées en Kapisa ? Ce faisant, force est de constater que les effets produits demeurent temporaires. Pis, cette logique ne conduit-elle pas à dégrader notre capacité d’influence sur la population et faire indirectement le jeu de la propagande insurgée ? Pourquoi, dès lors, ne pas envisager, une fois la zone conquise, d’y demeurer et de la contrôler ?

Sans sombrer dans l’eternel axiome « hearts and mind », c’est sans doute au cœur de la population et plus précisément de sa zone de peuplement, désignée sous le terme de zone verte, qu’une piste méritait d’être étudiée. Exploiter la conquête de gains territoriaux par un contrôle permanent du milieu physique et humain peut contribuer à renouveler  le cycle tactique, car un tel mode d’action permet d’accroître notre connaissance du champ de bataille et de sa population, de gagner en réactivité et au final de contraindre la liberté d’action des insurgés.

A ce titre, l’expérience du Battle Group Richelieu, déployé dans la zone sud de la vallée de la Kapisa de décembre 2010 à juin 2011, a constitué une tentative novatrice et audacieuse qui s’est avérée payante. En voici le retour d'expérience, réalisé à l'issue de la mission.

Anatomie du champ de bataille : la zone verte.

Comprendre le sens de la question posée mérite tout d’abord une description du champ de bataille que constitue la vallée de la Kapisa. Plutôt que de tomber dans une analyse physique et humaine, considérons la zone verte comme un tout, assimilable à un système concentrique au cœur du quel se trouve la population dans son habitat, lui-même couvert par une végétation dense en été, lieu principal des combats. C’est en périphérie de ce système que se situe l’espace de manœuvre et les bases. C'est aussi une zone de harcèlement, par engins explosifs divers essentiellement.

1. La population.

S’il est désormais admis qu’elle tolère les troupes étrangères plus qu’elle ne les accepte, la population constitue le principal soutien, volontaire ou non, de l’insurrection. Ainsi, il n’est pas rare d’observer que des enfants soient chargés du transport de munitions ou d’armes pendant les combats, ou encore de la surveillance des zones d’approche. En termes de soutien logistique, il est certain que les villageois hébergent ou connaissent les insurgés et proposent leurs habitations dans la cadre d’un hébergement ou de stockage logistique.

2. La zone habitée.

La caractéristique essentielle de la zone d’action réside dans l’existence de zones habitées de type rural. Ces zones possèdent cependant  les contraintes plus classiques d’une zone urbaine : densité du bâti, cloisonnement par quartiers, centres de décisions (mosquées) et d’échange (marchés).  Le cloisonnement et l’étroitesse des cheminements empêchent tout emploi de véhicules blindés (transport de troupes ou chars légers) et contraignent les unités à se déployer à pied. Il est à souligner, de plus, que la structure des bâtiments est particulièrement résistante aux armes d’appui direct  du fait de l’épaisseur des murs de torchis. Chaque maison, ou compound, constitue une sorte de ferme fortifiée servant de lieu de vie à une ou plusieurs familles. Il est généralement constitué d’une cour intérieure possédant son puits, autour de laquelle se répartissent les espaces de vie et cela sur deux étages. La hauteur des murs d’enceinte dépasse le plus souvent les quatre mètres. Excellents postes d’observation et de tir, ils forment également un véritable labyrinthe propice aux actions brèves de harcèlement.

Les cheminements étroits limitent les possibilités de manœuvre et surtout les capacités de tir, essentiellement les feux indirects. Cet espace agit comme un réducteur de puissance et permet à l’insurgé, qui y agit en toute impunité, de compenser le déséquilibre du rapport de force. Il est intéressant de constater que les phases de combat nécessitent la maîtrise des savoir-faire de combat en zone urbaine : combat interarmes décentralisé nécessitant une coordination posée et fine.

3. La couverture végétale.

Tout observateur est frappé par l’aspect que présente la zone selon que nous trouvions en saison hivernale ou estivale. Au de-là du caractère proprement climatique, il est indispensable d’en mesurer l’impact sur les capacités d’action de la force et les tactiques employées. L’hiver dure globalement de novembre à mars. Pendant cette période, la couverture-protection prodiguée par l’écran végétal (tant horizontalement que verticalement) est quasi inexistante ; les distances de tir et d’observation sont accrues, favorisant l’avantage technologique allié. C’est en partie la raison pour laquelle l’insurrection est moins productive durant cette période, même si la menace IED demeure intacte, voire en augmentation. Cette période est normalement consacrée à une remise en condition des détachements et à une reconstitution des stocks, soit en fond de vallée, soit à l’intérieur de la zone habitée.

Cette phase est propice aux opérations de fouille et de ratissage qui vise à neutraliser les capacités logistiques insurgées avant le retour de la saison chaude. Les appuis indirects peuvent  être largement employés du fait des bonnes capacités d’observation dont dispose tout observateur placé sur les points hauts. La situation s’inverse lors de la saison chaude. La couverture végétale contraint les capacités technologiques. Les combats se transforment en combats de rencontre à courte distance. Prendre pied dans la zone habitée devient une opération extrêmement complexe nécessitant appuis et reconnaissances. De plus, l’élévation des températures et le poids des équipements entament très rapidement la résistance du combattant débarqué.

4. L’espace de manœuvre périphérique.

Chaque opération, lors de sa phase d’abordage terrestre de la zone verte, emprunte un espace dépouillé offrant de bonnes capacités de tir et d’observation. Cette zone est maillée par un réseau routier de qualité variable qui canalise les mouvements et rend prédictible la direction générale de l’attaque. Dans cet intervalle, dans lequel la vitesse et la sûreté immédiate priment, l’insurrection dispose de sonnettes ou guet alerte chargés de prévenir les insurgés déployés en zone verte. De plus, ceux-ci valorisent les axes d’approche par la pose d’IED, ce qui impose à la force des mesure de sauvegarde entraînant une perte de vitesse et des temps d’arrêt rendant extrêmement vulnérables les véhicules et leurs occupants. Dans le sud KAPISA, l’utilisation de canons antichar de type 82mm sans recul est quasi systématique. A cela s’ajoute la capacité de l’insurrection à agir sur ces axes en arrière de l’action principale en zone verte. Cela entraîne le contrôle impératif de la porte de sortie. Il s’agit alors de concentrer ses efforts sur l’intérieur de la zone, tout en maintenant une capacité d’observation et d’intervention sur les zones arrières. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’essentiel des pertes amies sont localisées dans cet espace et sont majoritairement liées à des attaques IED.

En résumé : une population sous influence vivant dans une zone urbanisée extrêmement cloisonnée, protégée par une couverture végétale, s’ouvrant sur un espace dénudé propice aux manœuvres d’approche et la pose d’IED. L’équation ainsi posée permet de saisir tout l’intérêt pour l’insurrection d’agir à partir de la zone dite verte et toute la difficulté pour l’attaquant de pouvoir y prendre pied et de pouvoir y opérer.

Au vu de ces éléments, il apparaît intéressant de s’interroger sur la plus-value apportée par une installation  en zone verte à la faveur de l’hiver et de l’avantage que cela procure lors feuillaison.

Les limites du système FOB/COP

La caractéristique essentielle du déploiement en KAPISA réside dans l’existence des Forward operational base (FOB, avec au minimum une unité élémentaire et des éléments, de commandement, de soutien et d’appui) et Combat outpost COP, poste avancé du volume maximum de l’unité élémentaire). Les unités déployées en KAPISA se répartissent sur 4 FOB : Tora, Daram (46 ou Gwan), Nijrab (Morales Frazier), Tagab (Kutschbach).

Ces emprises, de taille variable et pouvant être considérées comme des kraks de chevaliers modernes, sont en fait des sentinelles dotées de capacité d’observation multi spectre et servant essentiellement de  point de départ à toutes les opérations. Essentielles pour contribuer au maillage territorial et concentrer un volume de force conséquent au plus près de la zone des combats, elles n’en procurent pas moins une fausse illusion de contrôle du milieu.

1. Complexe obsidional

Censées permettre de faire le siège de la zone verte et de lancer régulièrement des raids vers celle-ci, ces citadelles ne sont-elles pas elles-mêmes assiégées ? Certes, elles permettent aux troupes de jouir d’une certaine liberté d’action, vu qu’elles sont capables d’entrer et de sortir de leurs emprises quand bon leur semble. Cependant, ces camps retranchés rendent particulièrement prédictibles chacune de nos opérations, sont dépendants d’itinéraires d’accès fixes, et sont surtout à portée de toute attaque indirecte, le plus souvent sous forme de tirs de roquettes Chicoms. La question peut être posée : de l’insurgé ou du combattant occidental, qui possède  réellement l’initiative ?

Ce complexe de camp Babaorum, ou obsidional, réduit, par effet induit, la capacité de la force à conserver la surprise et surtout de maintenir un contact permanent avec la population.

2. Dilution des moyens.

Autre faiblesse créée par de telles emprises, l’illusion que leur multiplication sous la forme de satellites que sont les COP, permettra d’accroître la pression dissuasive sur l’insurrection. En effet, une telle approche entraîne une dilution des forces. Ces points d’appui créent, de plus, dans le registre des perceptions, un symbole territorial, dont la chute ou l’abandon constituerait une victoire largement exploitable par l’insurrection. Une emprise n’est, de plus, jamais vide de troupes. L’unité qui y est déployée ne peut donc s’engager en totalité lorsqu’elle doit effectuer une sortie. En définitive ces emprises créent un lien de dépendance tactiquement pénalisant.

3. Isolement vis-à-vis de la population.

Sans prôner l’abandon du système FOB, qui demeure la seule solution pour pallier l’absence d’infrastructures adaptées dans cette zone, il faut le considérer avec beaucoup de précautions et conserver à l’esprit qu’il fausse notre capacité à accroître notre connaissance de la zone et de sa population et ne nous permet pas d’être réactifs. Ce système est également contraire au savoir-faire spécifique des armées françaises, savoir-faire tant apprécié et parfois envié par nos alliés : notre capacité à agir au sein de la population.

Equation complexe : comment trouver l’équilibre entre la protection de notre force, notre capacité à agir rapidement et de manière discriminatoire sur l’adversaire tout en conservant le contact avec une population ? C’est le trilemme, dit de Zambernardi, qui postule que les troupes agissant en contre insurrection ne sont capables que d’accomplir que deux de ces missions simultanément, laissant toujours un angle mort dans leur tactique.

(à suivre)

7 commentaires:

  1. Donc nos unités doivent être nomade et changer de camp chaque jour, chaque groupement nomadise comme un cirque et son chapiteau ! il articule des éléments de reconnaissances, de patrouille, d’intervention, d’appui et de combalog pour la base mobile.
    Citoyen notre armée devrait avoir des roulottes blindées, sérieusement.

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    1. Mais exactement, les principes de FOB et Cop, ou camps retranches ont prouve leur inanite, incapable de remplir les deux objectifs necessaires a un effet acceptable: 1. Securite des soldats envoyes remplir la mission, 2. Effet durable sur la population dont une part variable forme aussi le"gros" des forces adversaires ponctuellement ou durablement.
      Opposer un "cirque" a l'armee francaise est une faute d'analyse. Bigeard en Algerie a applique le principe de mobilite/ impact soudain et vie sur le terrain, comme les GCMA avant lui avec succesen Indochine. Au meme endroit les errements des postes avances/isoles montrentleur faillite avec l'affaire glorieuse certes mais o combieninepte de la RC4. P.us tard, au meme endroit, les americains avec des moyens infiniment superieurs subiront les memes desillusions a DA NANG. Il n'y eut pas de defaite militaire a proprement parler mais des effets non letaux psychologiques et strategiques qui precipiterent le retrait US.
      Revenons au cirque, le grand Turenne lui meme s'applique les principes de nomadisationavec succes, comme le roi de Suede, les deux durant la guerre de Trente ans qui transformera l'Europe pour un temps si long que notrecontinent en est encore marque. Les tziganes appeles aussi "egyptiens" (les gypsis) deja nomades deviennent les suppletifs ideaux de toutes les armees de l'epoques, mobiles, legers, polyvalents, adaptables, les chefs militaires vont se servir de ces aptitudes, qui soit dit en passant perdurent encore parmi ces populations restees nomades.
      Concluons sur la "roulotte blindee", et bien les Boers, populations neerlandophones d'Afrique du sud reussissent au debut du XIXe siecle une colonisation eclair sur les terre des Ndebele grace a leurs convois de caravanes tirees par des boeufs associees a une infanterie montee et a des suppletifs locaux stipendies ou allies contre l'adversaire commun. Les nom de ces Sous GTIA avant l'heure: COMMANDO. Quand les britanniques se lanceront a leur tour dans l'entrprise coloniale du sud africain, ils n'emporteront la victoire qu'en se tranformant durablement (tenues khaky, troupes adaptees), et en usant et abusant de mesures radicales aujourd'hui condamnees (camps de regroupements, represailles contre les civils, actions de "terre brulee", imposition locale d'un rapport de force tres favorable). Alors oui le cirque a de belles heures devant lui, et l'esprit de caserne deja denonce par Jaures finira d'etre elimine a la fois par les type sde conflits futurs, et les institutionnels actuels qui ne veullent plus en supporter le cout.

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    2. Anonyme en cette fin d’un monde, bravo ! En fait je pensais à tout cela sans le dire, j’avais à l’esprit les compagnie du désert au Levant (Syrie dans l’année 30) avec leurs AM Hotchkiss .
      Une force mobile reste une force imprévisible, jamais isolé, toujours couverte, une force capable de frapper vite, loin, de se désarticuler pour couvrir de la surface et de se concentrer quand il le faut, capable de se déplacer et combattre la nuit, une force ou tous les membres du cuistot au tringlot sont des combattants. Une force autonome sur plusieurs jours, une force commandée par UN chef à l’esprit commando. L’objectif forcer le respect de la population et la crainte de l’adversaire.
      Un GTIA nomade de 648 h aux confins du monde, articulé en 6 SGTIA de 6 escouades de 18 nomades.
      - 1 SGTIA en charge du soutien de la base mobile (voir des transports robotisés) avec une devise « qui si frotte si pique ». (soutien du personnel, du matériel, du train)
      - 1 SGTIA en charge de l’appui capable d’avoir un volume de feu précis et rapide (mortier, roquette, missile) avec une devise « frappe qu’un coup ».
      - 1 SGTIA en charge de la reco-rens avec des Quads, des VBL, des drones d’investigation, des radars, des équipes de guidages. Avec une devise « je vois, je sens, j’écoute tout et partout»
      - 3 SGTIA en charge de la nomadisation ( 2 en patrouille et 1 en réserve d’intervention)
      Avec une devise « vaincre avec respect »
      Pour moi la roulotte idéale ressemble au Bushmaster à maintenir autour des 12 t avec 6 hommes embarqués, le véhicule doit être un véhicule de vie et de survie mais sans gadget, il faudra être capable de le fermer à clés et de l’abandonner pour le retrouver peut être 3 jours plus tard.
      PS : notre Colonel est en forme j’arrive à suivre….
      Citoyen à vos roulottes la migration ou l’exode il faut choisir

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    3. PS : j'écris trop vite, je voulais dire je n'arrive pas à suivre .....

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  2. Loin de moi l'idée de vouloir paraitre prétentieux, mais si ces dispositifs (encore trop rigides à mon sens, pourquoi un SGTIA appui, un RENS..., ces capacités doivent pouvoir dans le cadre de la nomadisation au sein de larges espaces ouverts que vous évoquez être présentes en chaque SGTIA)peuvent être adaptés à la nomadisation en milieu ouvert face à un adversaire peu mobile opérativement, ils n'ont aucun lien avec la réalité du terrain décrit ici..

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    1. Je suis d’accord, mais ne faut pas alourdir les SGTIA nomades.

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  3. Remarquable. J'avais marqué mon étonnement à l'époque en apprenant, sur ce blog même, que l'Armée Française avait "nomadisé" en Afghanistan. Aimable péquin (au fait, on écrit pékin ou péquin ?), pour moi, la "nomadisation" c'était en Algérie ou en Indochine (avec les troupes indigènes, des Hmongs, si je ne m'abuse, de Bigeard) mais pas en Afghanistan : je n'aurai pas pensé que les politiques auraient laissé faire une telle stratégie, efficace évidemment mais potentiellement couteuse en hommes. Quid de nos alliés sur la zone ? Les Américains, les Britanniques, d'autres forces moins connues de nous mais bien velues genre Polonais ou Danois, ont-ils tenté ce genre de stratégies aussi dans leurs zones ? Nous ont-ils observés ? Quels enseignements ont-ils retiré de notre expérience ? A t-on étudié des tentatives similaires chez eux ?

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